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te tuer. Je n’oublie pas qu’autrefois je t’ai dû mon salut. » C’est le seul trait que les documens officiels nous fournissent à l’éloge de Graffand. En revanche, que de crimes ils nous révèlent ! Dans la même nuit, un homme et trois femmes sont encore assassinés[1] ; les pillages s’étendent à dix maisons ; de toutes parts fuient des malheureux poursuivis et menacés. La part de Jean Graffand est considérable dans ces forfaits, constatés par des actes judiciaires qui sans doute ne les ont pas tous relatés[2].

Les détails qui précèdent permettent de se rendre compte de la terreur qui régna dans Uzès durant cette nuit. Le matin venu, ce fut pis encore, et un crime plus épouvantable vint en accroître l’horreur. En quittant la prison dans laquelle il était resté détenu pendant quelques heures, Graffand avait proféré des menaces contre les prisonniers qui s’y trouvaient et qu’il avait terrifiés. Le portier de la prison, un honnête homme nommé Pichon, partageait leurs appréhensions. Elles furent confirmées par la visite du commissaire de police qui se présenta au milieu de cette nuit terrible, afin d’obtenir la mise en liberté d’un prisonnier auquel on n’avait rien à reprocher et qu’on n’avait emprisonné que pour le soustraire aux fureurs populaires déchaînées contre lui parce qu’il n’était pas royaliste. Ce magistrat ne dissimula pas les périls qui, selon lui, menaçaient les détenus. Aussi, après avoir remis entre ses mains, au risque de se compromettre, l’individu qu’il s’agissait de sauver, le portier Pichon se décida à aller invoquer pour les autres la protection du commandant de place[3]. Admis en présence du représentant de l’autorité militaire, Pichon lui fit part de ses craintes, et le dialogue suivant eut lieu entre eux : « Pichon, voulez-vous périr ? — Non, monsieur. — Eh bien ! ni moi non plus. Ces gens doivent être fusillés à dix heures. — Par quel ordre ? — Sans ordre ; mais n’essayez pas de l’empêcher, il y va de votre vie. — Si je les livre, je me compromettrai. — Le peuple le veut ; vous n’avez rien à craindre. » A dix heures précises, des gens armés, conduits par Graffand, vinrent pour s’emparer de six personnes, — trois

  1. Pierre Roche, veuve Roche, femme Artaud, demoiselle Gautier.
  2. Il est à remarquer que les écrivains locaux ont essayé de laver Graffand de ces crimes odieux comme de ceux qu’il nous reste à raconter, et d’en attribuer la responsabilité a un protestant, David Daumont. Cet individu ne figure dans la volumineuse procédure qui a passé sous nos yeux que comme témoin à décharge, ce qui permettrait tout au plus de supposer qu’il a été l’un des complices de Graffand, mais n’enlèverait rien à l’infamie des actes qui ont valu a Quatretaillons sa réputation.
  3. Cinquante-six ans plus tard, sous le régime de la commune, le brave Pichon, dont nous sommes heureux de restituer le nom à l’histoire, devait avoir de courageux imitateurs dans les prisons de Paris, ainsi que M. Maxime Du Camp nous l’a appris dans un récit pathétique. Quant au commandant de place, la mort le préserva du châtiment qu’avait mérité son insigne lâcheté.