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des crimes et délits. On compte actuellement en Alsace-Lorraine prés de 13 000 débits de boissons, dont plus de 2 000 ne datent que de 1872, et l’abus des alcools s’est si fort généralisé que le gouvernement vient de reconnaître l’urgence d’en restreindre législativement le débit. Quant à la criminalité, en voici l’édifiante progression : le nombre des individus poursuivis pour crimes ou délits a été de 6 900 en 1872 ; de 7 000 en 1873 ; de 9 740 en 1875 ; en 1876 il s’élevait à 12 273. Les poursuites pour contraventions se sont accrues, pendant cette même période de quatre ans, de 30 800 à 46 800. De là est naturellement résultée une augmentation proportionnelle dans les frais de justice criminelle et, d’autre part, une insuffisance croissante des établissemens pénitentiaires[1], quoique la justice évite le plus possible d’encombrer inutilement les prisons toutes les fois que, comme c’est d’ailleurs de règle dans la législation allemande, l’amende, qui profite au trésor, peut être substituée à l’emprisonnement, qui occasionne des frais à l’état.

Tout vient donc, on le voit, confirmer les justes doléances de M. Bezanson, puisque population, mariages, naissances, production industrielle, débouchés, commerce, revenus, en un mot tout ce qui constitue les élémens de richesse d’un pays, sont en décroissance en Alsace-Lorraine, et qu’il n’y a d’augmentation réelle, progressive et continue que sur le prix des subsistances et les exécutions judiciaires, les crimes et délits, les cabarets et la population des prisons.

On comprendra après cela que l’Alsace-Lorraine se plaigne du présent et n’envisage l’avenir qu’avec appréhension. Comment ne regretterait-elle pas davantage chaque jour tout ce qu’elle a perdu, alors qu’elle cherche vainement autour d’elle les compensations qu’on lui avait fait espérer ? Si elle s’obstine à résister, c’est qu’elle éprouve de plus en plus combien le sort qui lui est fait est en opposition avec tous ses intérêts, et il arrive d’ordinaire que les intérêts froissés rendent l’homme plus revêche que la violation même de ses droits.

Certes, nous ne nous étions jamais attendu à voir les populations de la Lorraine accepter tranquillement les faits accomplis en 1870 ; nous prévoyions bien que, sacrifiées à d’impitoyables exigences militaires, elles protesteraient longtemps contre leur nouvelle destinée. Mais il nous a été impossible de n’être point particulièrement frappé de la vivacité avec laquelle nos voisins plus immédiats de l’Alsace ont regimbé, eux aussi, plus qu’on ne s’y attendait. « Allemands de race, de langue, d’habitudes et de façons de penser, les gens d’Alsace, disait naguère le Times, sont les plus Français des Français au point de vue de la sympathie politique… L’histoire

  1. Voyez sur les établissemens pénitentiaires M. Ch. Grad, op. cit., chap. VII.