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blanchisseuses étendent leurs linges sur les cordes tendues en travers du chemin, où de l’aube à la nuit les enfans, les chiens, les poules jouent et crient ensemble dans une enceinte resserrée, tandis que les femmes babillent sur le seuil des portes, et que l’improvisatore hurle ses sonnets, mais où la nuit, quand tout est rentré dans le silence et que la lune paisible éclaire et blanchit les dalles, cet assemblage de maisons de toutes les époques, pleines de mystères dans leurs enfoncemens et de grâces instinctives dans leurs bizarreries, offre un désordre infiniment pittoresque, tandis que le ciel limpide où se baignent au-dessus de ce cadre sombre et anguleux les pâles coupoles des édifices lointains verse sur les moindres détails du tableau une couleur vague et harmonieuse. Faites mieux encore ; relisez les premières Lettres d’un voyageur, et arrêtez-vous à cette page : « On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs que les étoiles n’y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si bleue, si unie, que l’œil ne saisit plus la ligne de l’horizon, et que l’eau et le ciel ne font plus qu’un voile d’azur où la rêverie se perd et s’endort. L’air est si transparent et si pur que l’on découvre au ciel mille fois plus d’étoiles qu’on n’en peut apercevoir dans notre France septentrionale. Il ne faut guère songer, à moins d’être un homme de génie, à écrire des poèmes durant ces nuits voluptueuses ; il faut aimer ou dormir. Pour dormir, il y a un endroit délicieux : c’est le perron de marbre blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la gondole sur ces dalles, chaudes encore des rayons du couchant, et n’être dérangé par aucun importun piéton. J’ai passé là bien des heures, tout seul sans penser à rien. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux ; quand le parfum des géraniums et des girofliers monte par bouffée, comme si la terre exhalait sous le regard de la lune des soupirs passionnés ; quand les coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les deux leurs demi-globes d’albâtre et leurs minarets couronnés d’un turban ; quand tout est blanc, le ciel, l’eau, le marbre, ces trois élémens de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d’airain plane sur ma tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui viendrait faire un appel à mon âme ! Je végète, je me repose, j’oublie ! » Lisez ou relisez cela, et dites, vous tous qui avez vu Venise, de quel côté sont la vérité et la vie ; dites, vous qui ne l’avez pas vue, si vous ne croyez pas y avoir été.

Quant à la Vallée-Noire, assurément on ne disputera pas à George Sand l’honneur de l’avoir découverte ; elle a fait mieux :