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à l’horizon, et ce magnifique paysage lui apparaîtra comme une conquête épuisée. Elle habite à Venise une petite maison basse, le long d’une étroite rue d’eau verte et pourtant limpide, tout à côté du pont dei Barcaroli : il lui vient tout à coup je ne sais quel souvenir du pays natal, des rues sales et noires, des maisons déjetées, des pauvres toits moussus de La Châtre ; elle prend la même plume qui venait de tracer les pages brûlantes de Leone Leoni, et au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au son des guitares errantes, en face des palais féeriques qui projettent leur ombre sur les canaux les plus étroits et les moins fréquentés, elle écrit en huit jours cette délicieuse églogue d’André, où son imagination a ennobli la vulgaire histoire d’une grisette rendue mère par un fils de famille, et qui respire la senteur des belles prairies de l’Indre avec leurs foins parfumés. L’hiver a été rude à Nohant, le printemps est pâle et froid ; le vent du nord fait gémir les vieux sapins, et la grue jette en traversant les airs un cri de détresse : sa pensée distraite se reporte à ces belles nuits de Venise où, à la clarté pleine et suave de la lune des mers orientales, assise sous une treille en fleurs, abreuvée du doux parfum de la vigne et du jasmin, elle soupait gaîment de minuit à deux heures dans les jardins de Santa-Margarita, et le souvenir des vieilles annales vénitiennes lui inspire cette histoire des Maîtres mosaïstes, qu’on dirait écrite par un chroniqueur d’autrefois. C’est ainsi que le manteau voyageur de son imagination la transporte sans efforts des plages du Lido au bord de l’Indre ou de la Creuse, et que l’incident le plus futile, le personnage le plus vulgaire avec lequel la vie l’avait mise en rapport devenait le prétexte ou le héros d’un récit où un peu de vérité se mêlait à beaucoup de fiction. L’âge n’a pas altéré chez elle ce don de création facile, et, au risque de surcharger son bagage littéraire de beaucoup d’œuvres inférieures, sa fantaisie a évoqué jusqu’au dernier jour les figures les plus diverses avec la même facilité que, dans le poème antique, le héros évoquait les morts en faisant des libations de lait et de miel.

Parmi les créations brillantes de cette fantaisie, il convient de faire une place à part à toute la série des romans champêtres qui sont devenus presque classiques dans notre littérature. Par un contraste qui pourrait au premier abord paraître singulier, c’est à la veille et au lendemain de la période la plus agitée de sa vie, de 1846 à 1850, qu’elle a écrit ces œuvres si paisibles, si dégagées de toute agitation d’esprit, qui s’appellent la Mare au diable, François le Champi, la Petite Fadette ; mais il n’y a là qu’une contradiction apparente, car c’est précisément pour chercher un refuge contre l’anxiété des problèmes de la politique qu’elle se plongeait ainsi dans le calme et la simplicité de la vie rurale. Ce serait une