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avait-il parmi ces malheureuses victimes de juin qui avaient rêvé, sur la foi de vos romans, communauté des biens, égale distribution de la richesse, fraternité universelle, et qui, voyant que ces biens tardaient à venir, ont cru de bonne foi que vous les teniez dans vos mains et que vous vous refusiez à les leur donner ! Pour vous, la perte de vos illusions ne vous a coûté qu’un retour mélancolique de Paris à Nohant, et quelques mois passés dans une tristesse dont les ressources de votre génie vous ont bientôt permis de secouer le poids. Mais eux, c’est de leur liberté, c’est de leur vie peut-être qu’ils ont payé leur crédule confiance dans les utopies dont vous les aviez bercés. Il est impossible que, durant ces nuits silencieuses où vous croyiez entendre la plainte rauque et menaçante de l’humanité, la voix de votre conscience inquiète n’ait pas aussi parlé à votre oreille ; et lorsque vous vous écriiez : « Mieux vaut, dans les temps où les hommes se détestent, une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfans sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels, renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction, » je crois faire honneur à votre mémoire en disant que ces lignes trahissent le secret d’un remords inavoué.

L’illusion socialiste avait été trop tenace chez George Sand pour que les mécomptes d’un jour pussent suffire à la déraciner. Durant ces années douteuses qui séparent les journées de juin du coup d’état, elle passa par des alternatives de découragement et d’espérance ; mais cette espérance, qui allait au reste en s’affaiblissant, avait aussi changé de nature. Ce n’était plus dans le peuple lui-même qu’elle avait foi pour réaliser par sa propre sagesse le progrès rêvé ; c’était dans l’homme que les suffrages du peuple avaient, par une sorte d’acclamation, appelé à sa tête. Instinctivement elle mettait sa confiance dans l’ancien prisonnier de Ham, dans celui que Sainte-Beuve appelait plus tard, en plein sénat, un socialiste éminent. Elle s’attendait toujours à ce que l’auteur des Idées napoléoniennes tentât quelque vigoureux effort en faveur de ce progrès continu des sociétés qui avait été une des préoccupations sincères de sa jeunesse errante et un des articles de son programme politique. Le coup d’état ne suffit point à la détromper, et quelque vague attente continua de se mêler aux alarmes qu’elle ressentit, non-seulement pour ses amis, dont plusieurs furent compris dans les proscriptions, mais pour elle-même, qui se crut un instant menacée de les rejoindre. Sa confiance dans la générosité du président était assez grande pour lui inspirer la pensée de solliciter par lettre une audience où elle comptait à la fois demander la grâce d’un ami et l’adjurer de ne pas oublier son rôle de réformateur. « Ce coup d’état, écrivait-elle plus tard, entre les mains d’un homme logique,