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circulaires, » c’est-à-dire à leur donner une forme arrondie pour supporter, comme la tortue, une cuirasse très lourde. La tortue n’en est pas plus agile, et c’est ce qui est arrivé aux « navires circulaires, » qu’on appelle en Russie popofkas, du nom de l’amiral qui en est l’inventeur. M. Reed, un ingénieur maritime célèbre en Angleterre, a visité dans la Mer-Noire ces bâtimens extraordinaires et il en a fait un certain éloge, tout en réservant son opinion sur leur valeur de combat jusqu’à plus complète information. D’autre part, s’il faut en croire les journaux de Londres, cette innovation n’inspirerait qu’une confiance très limitée dans les rangs de la marine russe. Ce qui paraît certain, c’est que les popofkas sont hors d’état de rendre les services de bâtimens d’escadres. Elles ne peuvent naviguer que dans le voisinage des côtes, et ce sont plutôt des batteries que des vaisseaux et des frégates.

Du reste l’amirauté russe les a classées dans la catégorie des bâtimens défensifs, et la preuve en est dans l’inaction même où les deux « navires circulaires » ont été laissés depuis le commencement de la guerre. Ils n’ont pas quitté le littoral. Malgré l’épaisseur de leur cuirasse, la force de leur artillerie, nous n’avons pas appris que leur pavillon ait flotté en face du croissant. Ils paraissent faits pour recevoir l’ennemi sur la côte où à l’entrée des ports, mais non pour aller le chercher en mer et le combattre. Donc, sans préjuger l’avenir et sans méconnaître l’ingéniosité du système, il est permis de dire qu’au lieu de se lancer dans cette expérience coûteuse et incertaine, une puissance comme la Russie, qui n’est pas naturellement maritime et dont les finances ne sont pas très prospères, aurait pu laisser à d’autres le rôle d’inventeurs et se borner à imiter les meilleurs modèles de la marine anglaise. Il ne faut pas chercher le superflu quand on n’a pas le nécessaire. Le superflu, ce sont des bâtimens d’une forme inusitée, dont les mérites sont encore hypothétiques et n’ont été constatés dans aucune épreuve sérieuse, c’est-à-dire dans aucun combat. On peut, à coup sûr, dès à présent reprocher à cette innovation d’avoir absorbé pendant un temps précieux les forces de l’arsenal de Nicolaïef et d’avoir empêché la construction, dans ce port, de navires propres à entrer immédiatement en lutte avec l’ennemi. En effet, les deux popofkas ont été pendant la guerre les seuls cuirassés disponibles sur les côtes méridionales de l’empire. S’il est vrai qu’elles n’ont pu être utilisées contre les vaisseaux ottomans dans la Mer-Noire, à plus forte raison n’aurait-on pu les employer dans les mers éloignées, et ceci pourrait suffire pour faire comprendre à Saint-Pétersbourg qu’on a commis une méprise. Mais on est tombé dans cette erreur ; on y persiste, aussi a-t-on ordonné la mise en chantier d’autres navires de même sorte, si ce n’est que les prochains