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demanda M. Gablin. — C’est l’ordre du comité de salut public, et je dois obéir, répondit Jacques. — Écoutez, reprit M. Gablin ; je vous jure que, si vous ne mettez pas le feu, les troupes de Versailles ne vous feront rien ; je vous cacherai ; la justice sera clémente pour vous, et nous vous donnerons de l’argent lorsque vous en aurez besoin. — Vous êtes bien honnête, monsieur Gablin, et je vous remercie ; mais vous savez, il y a une consigne ; si je désobéis, le comité de salut public me fera fusiller ; je suis fâché de vous désobliger, mais il y a une consigne, et, puisqu’il y a une consigne, il faut obéir, je ne connais que ça. — Et ça, le connais-tu ? s’écria M. Gablin en le prenant à la gorge et en lui mettant son revolver armé au visage ; si tu fais un geste, je te casse la tête ; si tu m’écoutes, je te sauve ; choisis : je te tue ou je t’achète. — Jacques répondit d’une voix étranglée : — Monsieur Gablin, je ferai ce que vous voudrez. — A la bonne heure, reprit M. Gablin en le lâchant, je vois que vous êtes un bon enfant avec lequel on peut s’entendre ; eh bien, venez me donner un coup de main. » C’est alors que Jacques, ce chef d’incendiaires, suivit humblement M. Gablin. Tous deux se hâtant enlevèrent de l’intérieur des appartemens vingt-deux touries de pétrole qu’ils descendirent dans la cour et versèrent dans l’égout. Jacques aida ensuite M. Gablin à ouvrir les bouches d’eau et à inonder la cour, de façon à conjurer tout danger immédiat. Lorsque cette bonne besogne fut terminée, M. Gablin conduisit Jacques dans son appartement, lui donna des vêtemens bourgeois, l’enferma à double tour et le quitta en lui disant : « Soyez en paix, je réponds de vous. » Deux minutes après, il revint pour voir ce que devenait son prisonnier. Jacques, assis par terre, la tête accotée contre un fauteuil, dormait ; l’ivresse l’avait abattu.

Grâce à l’intelligence et à l’énergie du docteur Mahé et de M. Gablin, le ministère était sauvé ; mais un retour des fédérés était possible tant que les troupes françaises n’y seraient pas rentrées. M. Le Sage se proposa pour aller les prévenir. « Mais par où passerez-vous ? — Par le no 7 de la rue Royale, qui par les toits communique avec le no 8 de la rue Boissy-d’Anglas. J’ai été professeur de gymnastique au régiment et je saurai bien me tirer d’affaire. » Il embrassa sa femme, son enfant, et partit ; il enjamba lestement la rue, car quelques rares fédérés cachés dans des caves tiraient encore des coups de fusil par les soupiraux, et put enfin, après mainte escalade, par venir dans la rue Boissy-d’Anglas. Il était alors près de trois heures du matin. À chaque pas, M. Le Sage fut arrêté par des factionnaires, par des patrouilles ; rue du Faubourg-Saint-Honoré, un poste fit feu sur lui. Il se faisait reconnaître, ce qui n’était pas toujours facile ; conduit, promené de capitaines en colonels, de colonels en