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finir en laissant l’Europe dans une de ces situations indécises où toutes les sécurités, tous les intérêts n’ont d’autre garantie que la force. Ce ne serait pas, si l’on veut, la guerre nécessaire, immédiate, et ce serait encore moins la paix assurée. L’Europe du reste en est là depuis bien des années déjà, et ce n’est vraisemblablement pas de sitôt qu’elle retrouvera sa fixité sous la protection d’un droit reconnu et respecté.

Il n’y avait qu’un homme qui aurait pu certes aujourd’hui, s’il l’avait voulu exercer une influence prépondérante sur les événemens, et cet homme dont la parole était attendue avec une impatience presque naïve, qui a reparu il y a quelques jours dans le parlement de Berlin, c’est M. de Bismarck en personne ; mais c’était encore une illusion de croire qu’à l’heure présente le chancelier d’Allemagne allait déchirer brusquement tous les voiles. S’il avait dit le mot qu’on attendait de lui, il eût en effet tout changé d’un seul coup ; il eût imprimé de sa rude main une oscillation violente à la balance des rapports européens, et c’est précisément parce qu’il le savait qu’il n’a rien dit, ou du moins que le discours prononcé par lui, sans manquer d’importance, n’a point eu la signification décisive qu’on s’est plu à lui attribuer au premier moment.

M. de Bismarck, qui se plaint toujours de sa santé et qui paraît réellement assez éprouvé, avait à répondre à une interpellation de M. de Bennigsen sur les affaires d’Orient et sur la politique allemande. Il a parcouru toutes ces questions de diplomatie avec ce mélange de dextérité hardie, d’abandon, de familiarité pittoresque, qui fait l’originalité de son éloquence. Il a parlé de tout, de l’Orient, de la Bulgarie, du Danube, des intérêts allemands, de la Russie, de l’Autriche, de l’Angleterre, même un peu en passant de la France, et en définitive il a mis peut-être son art le plus habile à cacher sa vraie pensée dans des nuances profondes, en s’étudiant à garder à travers tout un parfait équilibre. Pour sûr, il ne s’est pas compromis même en paraissant parler en toute liberté. Et pourtant, jusque dans cette savante ou humoristique stratégie de langage, peut-être y a-t-il des paroles lancées avec une intention particulière. M. de Bismarck ne ménage certes pas les hommages à l’amitié séculaire qui lie l’Allemagne à la Russie. Il ne veut pas se brouiller avec son fidèle complice, le prince Gortchakof, à qui il a plus d’une fois prêté secours depuis deux ans ; mais en même temps oh dirait qu’il laisse percer quelques conseils, et en avouant d’un ton dégagé que, si le congrès ne réussit pas, les Russes en seront quittes pour répéter le beati possidentes, il est parfaitement convenu que la Russie resterait dans des conditions qui ne seraient pas sans inconvénient, — ce qui signifie sans doute que le cabinet de Saint-Pétersbourg doit faire des concessions. D’un autre côté, sans être beaucoup plus explicite, M. de Bismarck en a dit assez pour faire comprendre que, si