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Plevna ; aujourd’hui, pour prix de leur concours, elle leur demande un précieux territoire de la Bessarabie, en leur offrant la maigre compensation des marécages pestilentiels de la Dobrutscha au-delà du Danube, et les Roumains se révoltent, ils laissent éclater leur mauvaise humeur en plein parlement de Bucharest. Les Roumains reviennent déjà de leurs illusions. Par ce que leur a coûté jusqu’ici une alliance inégale qu’ils ont eu le tort de briguer trop impatiemment, ils commencent à pressentir ce qu’elle pourra leur coûter encore. Ils tiennent à leur fragment de Bessarabie, à l’intégrité de la Roumanie, ils disent fièrement qu’ils ne transigeront pas, et l’empereur Alexandre II menace le prince Charles de ses malédictions si on ne se rend pas volontairement à ses désirs. Les Roumains voudraient obtenir la neutralité d’une Belgique orientale avec l’indépendance qui leur est promise, et le cabinet de Saint-Pétersbourg leur refusera certainement cette neutralité ; ils se sont à demi séparés de l’Europe pour passer au camp russe, et ils n’en sont plus à sentir le poids de la tutelle qu’ils ont invoquée ou qu’ils ont dû subir. La Serbie elle-même ne semble guère satisfaite du lot qui lui est offert et qu’elle trouve modeste, quoiqu’elle ait été battue une première fois par les Turcs et qu’elle ne soit revenue au combat que lorsque tout était fini. La Serbie se plaint comme les autres, comme les Roumains, comme les Grecs. En un mot le mécontentement est un peu partout en Orient, et avec ces principautés agrandies ou nouvelles, dont l’une, la Bulgarie, est l’objet des prédilections du cabinet de Saint-Pétersbourg, qui l’organise déjà à la manière russe, avec ces principautés plus ou moins émancipées, divisées de race, de caractère et d’ambition, rivales autant qu’alliées, croit-on qu’on arrivera facilement à créer un système bien régulier, bien rassurant pour la paix universelle ?

La Russie, d’un autre côté, n’a pu aller si loin dans sa marche, elle n’a pu déchirer de la pointe du sabre tous les traités, dévoiler ses desseins sur les provinces ottomanes, sur les bouches du Danube, sur les conditions nouvelles de l’Orient, elle n’a pu faire tout cela sans se heurter contre des intérêts européens dont elle ne peut pas disposer seule du droit de ses victoires sur les Turcs. Où en est-elle aujourd’hui de ses relations avec les puissances gardiennes de ces intérêts ? Évidemment il y a eu depuis quelques jours une certaine tension dans tous les rapports comme il y a dans tous les esprits une vive et pénible préoccupation. L’Angleterre, après avoir bien tergiversé, après avoir essuyé plus d’un déboire, a fini cependant par envoyer sa flotte dans la mer de Marmara, en face des avant-gardes de la Russie, campées à quelques kilomètres sur le rivage. Elle a dû presque forcer le passage, qu’on ne lui ouvrait pas de bonne grâce, et rien certes ne prouve mieux ce qu’il y a de critique ou d’extraordinaire dans les relations