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réels qui guidaient la Russie et sur la détermination de cette puissance d’entreprendre directement le renversement de l’empire turc qu’elle avait vainement attendu d’un soulèvement des populations chrétiennes. Le moment des résolutions décisives était arrivé.

Lord Derby s’en tint à une protestation qui condamnait la détermination du gouvernement russe comme n’étant justifiée en rien, et qui rejetait sur la Russie toute la responsabilité du sang qui allait être répandu. Cette conduite était-elle la plus sage et la plus habile ? Le cabinet de Londres n’aurait-il pas été mieux avisé si, s’inspirant des traditions de la politique anglaise, se fondant sur l’intérêt général européen et arguant du respect dû aux traités, il eût pris la même attitude que la France en 1853 ? L’identité des situations était frappante, les mêmes intérêts étaient en jeu ! Pourquoi désespérer sitôt du maintien de la paix ? Que risquait le cabinet de Londres à mettre l’Autriche en demeure d’exécuter avec lui le traité de garantie, si formel et si explicite, du 15 avril 1856, et de protéger la Turquie contre une agression armée ? Si l’Autriche avait décliné, pour sa part, l’exécution du traité de garantie, l’Angleterre se serait trouvée dégagée vis-à-vis de la Turquie et vis-à-vis d’elle-même, car un concours armé de la France était hors de question, et l’on ne pouvait raisonnablement demander à une seule puissance d’accomplir la tâche prévue pour trois.

Est-il interdit de penser qu’une attitude énergique et une déclaration très ferme de la part de l’Angleterre eussent fait réfléchir la Russie et accru l’irrésolution de son souverain, et que d’un autre côté elles eussent inspiré confiance et fait prendre courage à la cour de Vienne, toujours lente à se décider ? Les efforts incessans que le comte Andrassy a dû faire pour tempérer l’irritation que les populations hongroises n’ont cessé de manifester contre la Russie et pour prévenir quelque déclaration trop décisive de la diète de Pesth autorisent à conjecturer que la certitude de l’alliance d’une grande puissance eût enflammé l’ardeur des Magyares, qui auraient entraîné avec eux le reste de la monarchie. La Russie se fût peut-être arrêtée, car c’était engager une partie redoutable que de mettre à la fois contre soi deux des grandes puissances et l’opinion générale de l’Europe.

Lord Derby n’osa point jouer ce jeu, qui aurait tenté un homme d’état doué de résolution et d’énergie. On n’avait le droit d’attendre rien de semblable de l’Autriche. Lorsque l’Angleterre, qui n’avait aucun point de contact ni avec la Russie ni avec la Prusse, dont le territoire ne pouvait avoir à souffrir des opérations militaires, et qui pouvait en quelque sorte chiffrer les risques qu’elle courait, faisait bon marché des traités et s’en tenait à une déclaration platonique, l’Autriche n’avait pas de motifs de s’exposer à une collision