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prendre. On eût ainsi constaté l’isolement de l’Angleterre et fait à cette puissance la situation difficile et blessante qu’elle avait elle-même faite à la France en 1840, celle d’avoir à donner un acquiescement de pure forme à ce qui avait été résolu en dehors d’elle, ou à laisser passivement accomplir un acte qu’elle désapprouvait.

Ce fut la France qui préserva l’Angleterre de cette humiliation. Malgré l’extrême prudence que les circonstances et le sentiment public lui imposaient, le cabinet de Paris ne voulut pas adhérer au mémorandum si ce document ne recevait l’assentiment préalable du cabinet de Londres. Il abrita le refus ou, pour être plus exact, l’ajournement de son adhésion derrière le peu d’importance que les affaires orientales ont pour la France ; l’Angleterre au contraire avait des intérêts considérables en Orient, elle s’était toujours montrée fort préoccupée de tout ce qui concernait la Turquie, et aucune représentation à faire à la Porte ne pouvait revêtir un caractère véritablement européen sans la participation et la coopération active de l’Angleterre. Il n’y avait rien à répondre à des observations aussi justes : ne pas les admettre eût été un aveu du but secret que l’on s’était proposé. Le mémorandum fut donc présenté à l’adhésion de l’Angleterre, et celle-ci refusa son acquiescement, en alléguant que ce document lui paraissait dépasser la mesure et ne tenait pas un compte suffisant des droits de souveraineté de la Porte. Le mémorandum dut être abandonné, et on y substitua la présentation de la note collective dont la rédaction fut confiée au comte Andrassy.

En repoussant le mémorandum de Berlin par les raisons qu’il avait alléguées, le cabinet anglais était rentré dans la vérité de sa situation et de son rôle : il s’était replacé sur le terrain du traité de Paris, qui avait assuré l’indépendance intérieure de la Turquie ; en se maintenant fermement sur ce terrain, il pouvait opposer un obstacle sérieux aux projets de la Russie ou tout au moins contraindre cette puissance à démasquer ses secrets desseins ; mais il sembla que cette lueur de virilité eût épuisé les forces et l’énergie des collègues de lord Beaconsfield.

L’impression en fut en effet presque immédiatement effacée par la note que lord Derby adressa à la Porte le 6 septembre, et qui est le réquisitoire le plus passionné qu’on ait jamais dirigé contre les vices de l’administration turque. Le chef du foreign office se flattait, tout à la fois, d’adoucir le dépit des trois cours impériales en paraissant épouser tous les griefs de la Russie, et, suivant l’expression anglaise, d’enlever le vent aux voiles de l’opposition, dont les journaux faisaient étalage de protestations libérales et d’indignation philanthropique pour indisposer l’opinion contre le cabinet. Cette manœuvre, que lord Derby croyait habile, était doublement une faute, parce qu’elle désarmait le gouvernement anglais tout à