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les troupes russes, surtout dans un moment où la Russie est à la veille d’employer une armée nationale de Pologne comme un nouveau et redoutable instrument militaire ? »

Ces idées n’étaient point particulières au négociateur anglais, et il est impossible de ne pas citer comme véritablement prophétique ce passage du Mémoire présenté au congrès de Vienne par le prince régnant de Saxe-Cobourg, pour protester au nom du corps germanique contre l’incorporation projetée du royaume de Saxe à la Prusse : « La Russie, disait le prince, soutient les accroissemens de la Prusse en Allemagne, afin de trouver un appui quand elle cherchera à s’étendre sur l’empire ottoman, et, par suite de ce plan, l’Allemagne sera détruite, l’empire ottoman renversé et la paix de l’Europe ébranlée. »

Ce fut sous l’empire de ces idées que fut conclu, en grand mystère, le traité d’alliance défensive du 3 janvier 1815, par lequel l’Angleterre, la France et l’Autriche s’engageaient à mettre chacune sur pied 150,000 hommes pour résister aux projets de l’empereur Alexandre et s’opposer à la destruction du royaume de Saxe. Un traité d’alliance de l’Angleterre et de l’Autriche avec la France contre la Russie et la Prusse, quelques mois à peine après la chute de Napoléon, n’était-ce pas le triomphe de la raison d’état !

Lorsque, pour se ménager un succès diplomatique en servant les rancunes personnelles de l’empereur Nicolas contre le gouvernement français, lord Palmerston eut préparé et amené à bonne fin le traité du 15 juillet 1840, ne fut-ce pas la raison d’état qui fit reconnaître à l’Autriche et à la Prusse que, pour la vaine satisfaction d’isoler la France et de l’humilier dans la personne du vice-roi d’Égypte, on risquait de donner libre carrière aux projets ambitieux de la Russie ; et le traité du 13 juillet 1841 ne fut-il pas le correctif immédiat du traité imprudent de l’année précédente ?

La guerre de Crimée est le dernier exemple que l’on puisse citer de la politique de la raison d’état. Sans hésitation et dès le premier jour, la France se plaça sur le terrain du traité de 1841 et annonça la résolution bien arrêtée d’en faire respecter les dispositions. « Le cabinet de Londres, écrivait M. Drouyn de Lhuys à notre ambassadeur en Angleterre, dans la mémorable dépêche du 31 mai 1853, n’a jamais pu douter de notre concours pour faire respecter l’esprit du traité du 13 juillet 1841 et pour rappeler, s’il le fallait, au cabinet de Saint-Pétersbourg que l’empire ottoman, placé par cette transaction sous une garantie collective, ne saurait, sans une grande perturbation des rapports existant aujourd’hui entre les grandes puissances de l’Europe, être de la part de l’une d’elles l’objet d’une attaque isolée et aussi peu justifiée surtout que celle dont les apparences semblent la menacer. » L’initiative prise par la France