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chaque fois qu’il faut envisager la perspective d’une guerre, le calcul des dépenses qu’elle entraînera, des emprunts et des accroissemens d’impôts qu’elle rendra nécessaires, est la première pensée qui s’offre à tous les esprits, et la considération qui domine toutes les autres. N’en soyons pas surpris, et ne demandons pas au nombre une prévoyance et un jugement politique que son éducation ne comporte pas. Il n’est pas donné à tout le monde de juger sainement une situation, de dépouiller les faits des apparences qui peuvent égarer l’opinion, de peser des intérêts contradictoires, d’apprécier les résultats qui valent d’être achetés par des sacrifices et de se rendre compte qu’une dépense faite à temps peut être une réelle économie. Ces calculs veulent des esprits exercés, et éclairés par une suffisante instruction : ils sont inaccessibles à la foule, dont ils dépassent l’intelligence. Aussi à mesure que l’influence du nombre devient prépondérante dans la conduite des affaires publiques, moins la politique de prévoyance rencontre-t-elle de faveur : les masses se montrent impatientes de tout fardeau qu’on voudrait leur imposer, et la tentation devient irrésistible de rejeter sur les générations à venir toutes les charges qu’il est possible d’ajourner, et surtout le souci de veiller à leurs propres intérêts.

Le jour viendra donc où l’Histoire d’Alison, si longtemps le bréviaire politique de tout Anglais, aura son contre-pied. A l’éloge de la persévérance avec laquelle l’Angleterre a défendu contre Napoléon la liberté de l’Europe, organisant coalition sur coalition, et ne se laissant rebuter par aucun échec, par aucune déception, un autre historien opposera l’énormité de la dette contractée pour soutenir cette lutte gigantesque, et, au nom de l’économie politique, il condamnera comme un gaspillage sans excuse cette effroyable consommation de capitaux.

Qui croirait, à entendre certains orateurs du parlement de 1877, que la politique anglaise, il y a moins d’un siècle, était absolument dominée par la raison d’état, bien plus, que la conviction de la solidarité de toutes les monarchies et la croyance à la nécessité d’une action commune contre la révolution étaient des sentimens répandus dans le corps de la nation et irrésistiblement populaires ? Il fallut dix années de revers et tous les efforts de Wilberforce, entraînant avec lui, outre les libéraux, les philanthropes et les dissidens, pour faire passer à une faible majorité une motion déclarant que la forme du gouvernement français ne suffisait pas pour empêcher de négocier avec lui. A l’abri de cette déclaration, le ministère Addington négocia la paix d’Amiens ; mais après avoir conclu et signé le traité, il n’osa pas l’exécuter en présence du formidable déchaînement de l’opinion publique produit par les célèbres brochures de Burke : Lettres sur une paix régicide.