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mécontentement des mandarins, si, comme je le suppose, ce mécontentement a existé. La malencontreuse escorte était venue à Manwyne à pied, un repos de deux jours lui fut donc nécessaire. Pendant ce délai, M. Margary circula partout sans être molesté ; il s’éloigna même quelque peu de la ville avec un seul domestique pour se livrer au plaisir de la chasse. En ce moment, un homme mal famé, le nommé Si-hrich-tai, qui avait attaqué l’expédition anglaise de 1867, venait de recevoir le commandement militaire du pays en récompense de la bravoure qu’il avait mise à combattre les rebelles mahométans. M. Margary voulut aller voir l’ancien ennemi de ses compatriotes, et cet homme s’agenouilla devant le visiteur européen, lui rendant les plus grands honneurs. Plus tard on a supposé que toutes ces politesses manquaient de sincérité ; elles n’auraient été simulées que pour inspirer une fausse confiance au trop crédule voyageur. L’homme ne se borna pas à ces démonstrations. Il assembla plusieurs chefs des clans sauvages, et leur apprit que M. Margary était porteur d’un sauf-conduit impérial, que les tribus n’avaient qu’une chose à faire : celle de le protéger. M. Margary fut en effet protégé, et, traversant sans trouble les sauvages montagnes qui portent le nom de Kakhyen, il eut enfin le bonheur, à Bhamô, le 17 janvier, de serrer affectueusement dans ses bras le colonel Browne, le docteur et savant naturaliste M. Anderson, et plusieurs autres de ses compatriotes attachés à l’expédition.

Ici finit le journal officiel et commence le tragique épilogue ; mais, avant d’aller plus loin, citons la dernière lettre que Margary écrivit de Bhamô à sa famille : « Vous serez, je n’en doute pas, surpris de me savoir sur un point si éloigné ; cependant j’y suis sain et sauf ! Mes amis m’ont envoyé une garde birmane de quarante hommes qui m’a protégé contre tout, fâcheux incident dans le parcours des montagnes des Kakhyens. Lorsque nous arrivâmes en vue des vastes plaines de la Birmanie, couvertes de jungles, de forêts, et qu’un soleil éclatant illuminait, un transport de contentement s’empara de moi et de mes fidèles compagnons. Nous passâmes la nuit dans une hutte en bambou, élevée sur pilotis, et le jour suivant nous flottâmes joyeusement sur la rivière qui conduit à Bhamô. La vue du drapeau anglais m’y causa une telle sensation de bonheur que je crois n’en avoir jamais éprouvé d’égale dans ma vie ! Nous repartîmes bientôt pour effectuer de nouveau le voyage que je viens de faire, et probablement au mois prochain je pourrai prendre un repos bien mérité. Je suis l’image de la santé parfaite ; on me le dit si souvent que cela devient aussi ennuyeux à entendre que si j’étais toujours traité « d’aimable. » Vous devez vous imaginer combien je suis heureux, et quelles brillantes perspectives j’entrevois pour mon avenir ! »