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en présence d’un mandarin de la pire espèce. Je pris un air de colère, je lui exposai mes griefs, mais je n’obtins en réponse qu’un éclat de rire. Devenu furieux, je lui mis sous les yeux mon passeport et la lettre de recommandation que j’avais pour le vice-roi de la province. Ses manières changèrent aussitôt, et il donna des ordres pour que ma maison fût gardée. Il fit venir une chaise, j’y montai, dans l’espoir de pouvoir retourner à mon logement, mais je ne pus y réussir ; la foule me repoussa, ainsi que mon escorte, jusque dans l’intérieur du yamen. En route, j’écrasai d’un coup de poing le nez d’un des assaillans qui avait eu l’audace de soulever mes rideaux et de m’insulter. Une tentative fut même faite pour renverser le palanquin, mais je fus préservé de ce ridicule par mes hommes. En ce moment critique passa un mandarin militaire, qui d’un mot ou d’un geste eût pu disperser la foule, il s’en dispensa et laissa faire. Je dus coucher au yamen, où je fis venir mon cuisinier ; ce drôle, pour comble d’infortune, me servit le plus maigre des dîners. Mon hôte, très embarrassé de ma présence chez lui, se chargea heureusement de me louer des chevaux, une chaise à porteurs, et le lendemain au petit jour je quittai sans bruit cette ville inhospitalière. »

Désormais M. Margary allait continuer son voyage par la voie de terre, porté sur les épaules de quatre vigoureux coulies. De Ch’ên-yuan, où il avait été si gravement insulté, jusqu’à Kwei-yang-fou, chef-lieu de la province du Kwei-chou, l’accueil que le voyageur reçut, fut partout cordial. Dans plusieurs localités, trois coups de canon saluèrent son entrée au yamen ; des gouverneurs lui prêtèrent de l’argent, d’autres s’efforcèrent de le retenir auprès d’eux pour lui faire prendre quelques jours de repos ; quelques-uns lui donnèrent une escorte de braves, en faisant remarquer cependant que les troupes de l’empereur céleste ne devaient pas être mises en marche pour le service du premier venu. A la sortie de je ne sais plus quelle localité, les autorités chinoises voulurent même lui rendre les honneurs dus à un mandarin de première classe. Ils lui firent remettre leurs cartes par un capitaine de l’armée, à genoux ! Comme c’était la première fois que M. Margary, surpris, confus, recevait un pareil hommage, il crut devoir descendre de son palanquin pour remercier l’officier. Mais celui-ci, tout à fait décontenancé à son tour par cette politesse, courba son front dans la poussière et s’obstina à ne vouloir souffler mot.

Trois jours avant son arrivée à Yunnan-fou, M. Margary prenait son tiffin en plein air, lorsqu’il se vit accosté par un de nos compatriotes. C’était un pauvre hère, missionnaire de profession, qui se rendait aussi au chef-lieu ; sa joie paraissait grande de rencontrer un autre Européen dans ces lointains parages. La conversation