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par son précieux fardeau, mon grand-père longea les quais jusqu’au pont Royal et gagna ainsi la rue Saint-Dominique où était l’hôtel d’Haussonville, non sans avoir déposé l’enfant et quelques louis chez un pharmacien de la rue du Bac, en lui recommandant d’en prendre soin.

Ainsi échappé aux massacres du 10 août, mon grand-père passa à Gurcy les premiers momens de la révolution. En 1794 il fut, ainsi que sa femme et ses trois filles, détenu dans le couvent des Jacobins de Provins, érigé en maison d’arrêt pour les suspects. La chute de Robespierre l’en fit sortir. Mon grand-père, sorti de prison, vécut toujours régulièrement six mois chez lui à Paris et six mois à Gurcy, entouré de sa famille et de ses vieux serviteurs, menant à peu près la même vie que sous l’ancien régime, n’ayant presque rien changé à ses habitudes, surtout à Gurcy, chassant comme à son ordinaire, attendant et recevant de chacun le même respect et les mêmes traitemens que par le passé.

J’ai entendu raconter que peu de temps avant son entrée ou après sa sortie de prison, se promenant sur la route de Montigny à Donnemarie, mon grand-père s’y rencontra un jour avec un voiturier qui conduisait une charrette pesamment chargée. Tout à coup le cheval s’arrêta court, refusant de gravir la montée qui est assez raide à cet endroit. Le charretier de tempêter, de jurer, de fouetter sa bête à tour de bras ; le tout inutilement. Ce que voyant : « Vous vous y prenez mal, dit mon grand-père au charretier ; poussez à la roue, tandis que je conduirai votre cheval en zigzag sur la route. » — La charrette étant arrivée jusqu’au sommet de la côte, mon grand-père continua sa promenade escorté du charretier évidemment intrigué de savoir à qui il avait affaire. C’était l’époque où le tutoiement républicain était de rigueur. « Citoyen, est-ce que tu es de Montigny ? — Non, je ne suis pas de Montigny. — Est-ce que tu es de Donnemarie. — Non, je ne suis pas de Donnemarie. — Où demeures-tu donc ? — Je demeure à Gurcy. — Mais à Gurcy, il n’y a pas de bourgeois ; il n’y a que cette canaille d’aristocrate le ci-devant comte d’Haussonville. — Eh bien, c’est moi qui suis cette canaille d’aristocrate le ci-devant comte d’Haussonville. — Pas possible ! c’est vous qui êtes M. le comte d’Haussonville ! — Et tout de suite : — Ah ! les vilains ! ah ! les gueux ! ah ! les propres à rien ! les sans-culottes de Montigny et de Donnemarie, avec leurs comités, et leurs clubs, et leurs farandoles d’égalité et de fraternité ! Ce n’est pas eux qui m’auraient tant seulement donné un coup de main, comme vous avez fait, vous qui êtes pourtant un aristocrate et un ci-devant. Ah ! je leur dirai ce que j’en pense, ce soir, à leur comité des sans-culottes, » Cette rencontre et ces propos