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peut guère le préjuger, elles ne le savent peut-être pas elles-mêmes, elles sont positivement à l’heure qu’il est agitées et embarrassées, il n’est point douteux qu’elles ont l’une et l’autre des intérêts de premier ordre dans toutes ces affaires, non-seulement dans la question des détroits, mais dans bien d’autres questions, et qu’elles se trouvent maintenant l’une et l’autre dans une situation des plus difficiles par suite de la politique qu’elles ont suivie. L’Autriche a toujours sans doute la satisfaction de se dire qu’elle est de cette alliance des trois empires que de temps à autre on proclame de plus en plus solide, de plus en plus inébranlable. Elle en est venue peut-être à trouver que l’alliance lui coûte cher, que les « intérêts autrichiens » ne sont pas absolument sauvegardés par les victoires russes, par la présence des soldats du tsar à la messe de Sainte-Sophie. L’Autriche, à coup sûr, peut difficilement se résigner à laisser passer de nouveau les bouches du Danube sous la domination de la Russie, à voir s’élever et se développera ses frontières toute sorte de créations nouvelles, un royaume de Roumanie, un royaume serbe agrandi, une Bulgarie indépendante sous un prince russe. Reviendra-t-elle aux fameuses compensations dans l’Herzégovine et la Bosnie ? Elle serait peut-être exposée aujourd’hui, par une ironie singulière, à voir la Russie défendre contre elle l’indépendance de l’empire ottoman. Ce serait le dernier mot de la comédie. Le fait est que l’Autriche, en laissant, pour ainsi dire, courir les événemens, sans avoir de garanties réelles, s’est placée dans une situation désavantageuse vis-à-vis de la Russie, qui a bien moins à craindre pour ses communications militaires depuis qu’elle a les bords de la Mer-Noire et qu’elle dispose de l’empire turc. L’Autriche ne peut cependant laisser tout s’accomplir, livreuses intérêts les plus évidens, et c’est là justement pour elle le nœud de la situation.

Quant à l’Angleterre, elle est en proie au plus singulier conflit intérieur. Elle se demande chaque jour si elle doit se fâcher ou si comme le lui propose M. Gladstone, elle doit se réjouir de tous les bienfaits que la Russie est occupée à conquérir pour les populations de l’Orient. En réalité, l’Angleterre se sent depuis quelque temps dans une des conditions les plus pénibles où elle se soit jamais trouvée, parce qu’elle comprend tout à la fois le péril qui menace sa puissance, son prestige, et la difficulté de saisir cette redoutable question qui l’obsède. L’Angleterre n’est pas contente d’elle-même, et elle a bien quelque raison. Sa diplomatie, même d’après les papiers qui viennent d’être publiés, ne joue pas un rôle glorieux. Il y a quelques semaines, à propos de l’armistice et des préliminaires de paix, elle a été assez lestement évincée par le prince Gortchakof, et ce qui vient de lui arriver au sujet de l’entrée de son escadre dans les Dardanelles n’est pas fait pour relever son orgueil. Une première fois elle a voulu faire entrer sa flotte dans le détroit, puis elle l’a rappelée. C’était avant la signature de