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restauration et sous le gouvernement de 1830, de prononcer l’éloge de mon père, m’avait demandé, en 1847, quelques notes sur la vie d’un collègue qu’il aimait beaucoup. J’en ai pris occasion pour écrire au courant de la plume ce que mon père m’avait raconté sur sa famille, sur son père, sur les années de sa jeunesse et de son âge mûr. Quand mon père parlait de lui-même, ce qu’il faisait rarement, ou des choses dont il avait été témoin, ce qu’il aimait assez, c’était avec beaucoup d’entrain et une bonne grâce particulière qui tenait surtout à sa parfaite sincérité, à la façon originale avec laquelle il se mettait lui-même en scène sans s’attribuer jamais le premier rôle et se plaisant plutôt à faire, avec une gaîté charmante, les honneurs de sa propre personne. Resté seul de mon nom, j’ai pris le parti d’écrire le récit de cette vie simple et droite, demeurée toujours si calme au milieu d’événemens si agités, afin que mon fils, qui n’a pas connu son grand-père, ne me reproche pas un jour d’avoir laissé rompre entre mes mains le fil fragile qui, de nos jours, relie si faiblement entre elles les générations d’une même famille.

Mon père est né en 1770 ; il était fils de Joseph-Louis Bernard de Cléron, comte d’Haussonville, lieutenant-général, chevalier du Saint-Esprit, grand louvetier de France, et de Mlle Victoire-Félicité de Guerchy, fille de Régnier, comte de Guerchy, marquis de Nangis, lieutenant-général et ambassadeur du roi Louis XVI en Angleterre. La mère de Mlle de Guerchy était une demoiselle Lydie d’Harcourt, l’aînée des filles du maréchal duc d’Harcourt, mort sans enfant mâle.

Toutes les personnes qui ont connu mon grand-père me l’ont représenté comme haut de taille, assez bel homme, fort imposant, se plaisant à exercer l’empire le plus absolu autour de lui, en particulier sur ses enfans. MM. de Laguiche et de Clermont-Montoison, ses gendres, qui m’en ont plusieurs fois parlé, l’ont toute sa vie grandement respecté et un peu redouté. Mon père lui-même ne fut jamais bien à son aise avec mon grand-père, qui prolongea fort tard l’exercice de son autorité paternelle, l’étendant même, comme cela était de tradition dans certaines familles, aux choses les plus insignifiantes. J’ai ouï dire qu’au camp de Lunéville, à une époque où mon père, déjà officier et présenté à la cour, portait l’uniforme d’aide de camp, mon grand-père lui disait quelquefois à haute voix d’un bout du salon à l’autre, devant tout le corps des officiers : « Monsieur mon fils (il ne l’appelait jamais autrement), ne me ferez-vous pas la grâce d’ôter vos mains de vos poches ? » Une fois, à la chasse à courre, dans un moment de hâte où chacun partait au galop à la suite des chiens, mon père, leste et pressé, s’était d’un saut élancé sur un cheval qu’il tenait en main. « Qu’est-ce à dire,