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Marmorne et Boisvipère sont déjà presque enveloppés par les corps ennemis. Ada espère contre toute espérance. Le matin du jour de Sainte-Elisabeth, la jeune fille, exactement vêtue comme au départ de Jutius, descend dans la salle à manger avec son père et le plus jeune des frères Segrave ; comme deux années avant, elle prépare silencieusement le café et les œufs, puis regardant sa montre : « Il est temps de faire bouillir l’eau, dit-elle ; il sera ici dans quelques minutes… »

« Au moment où M. de Marmorne et moi nous échangions un regard de douloureuse surprise, l’oreille délicate et très sensible d’Ada perçut un bruit vague dans l’éloignement. — Le voici ! s’écria-t-elle, j’entends le galop de son cheval dans le bois. — Elle ouvrit la fenêtre et s’y pencha. Il ne faisait point de vent, et dans l’air obscur de l’aube de novembre, le sou affaibli d’un galop de chevaux, au loin sur la route forestière, parvenait jusqu’à nous. — Vous entendez ! fit Ada, je savais bien qu’il arriverait à temps. — Nous écoutâmes silencieusement pendant quelques secondes… Le son des sabots des chevaux lancés sur la route devenait plus distinct et plus rapproché. — Ce ne sont pas des chevaux de louage, murmura le vieux gentilhomme, on dirait le trot militaire. — C’était vrai… Une minute après, le piétinement tumultueux de trois chevaux de cavalerie résonnait sur les dalles de la cour. Il faisait si sombre que je ne distinguais pas les cavaliers ; mais M. de Marmorne prit la lampe, ouvrit la porte, et la lumière se projeta sur eux. C’étaient trois uhlans prussiens… »

C’est l’invasion qui commence à Marmorne. Toute cette partie du livre est de beaucoup la mieux composée, la plus dramatique et là plus vivante. L’auteur décrit avec largeur et vérité la sauvagerie des grands bois du Morvan et les émotions des habitans à l’approche de l’ennemi. L’agonie de l’un des uhlans tué par les francs-tireurs, l’occupation d’une auberge par les garibaldiens, la marche des francs-tireurs à travers la forêt de Boisvipère, le combat de la Roche des Aiglons et la mort de M. de Marmorne, fusillé après avoir été pris les armes à la main, l’occupation et l’incendie du village, sont autant de scènes très saisissantes, traitées avec une sobriété nerveuse, une émotion contenue, qui font passer un léger frisson le long du corps et vous oppressent un moment la poitrine.

Ces pages sont malheureusement suivies d’une série de chapitres qui sentent trop le mélodrame. Adolphe Segrave, après avoir assisté à la mort de M. de Marmorne, parvient à regagner le château de Boisvipère. Il y remarque les allures mystérieuses et louches d’Emile, et constate qu’il y a une partie de la vieille demeure où son frère ne le laisse plus pénétrer. De plus, Emile, spéculant sur l’imagination superstitieuse des paysans morvandiots, fait le vide autour de Boisvipère en répandant le bruit d’une apparition nocturne qui hante les environs du château et qui ne serait autre que l’âme en peine de Julius. Nous