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sans frein. Le droit ne peut trouver son fondement métaphysique et moral dans la liberté d’indifférence.

On s’est efforcé d’ordinaire, dans l’école spiritualiste, d’établir une distinction entre cette liberté d’indifférence et sans motifs, trop évidemment étrangère au droit comme au devoir, et le libre arbitre ou pouvoir de choisir entre les divers motifs d’action, sur lequel Victor Cousin et ses successeurs établissent le devoir et le droit. C’est aussi à la liberté des alternatives, au pouvoir de choisir entre les contraires que M. Renouvier ramène finalement toute liberté intérieure : la liberté morale est tellement inséparable à ses yeux de l’idée d’alternative et de la représentation des contraires, qu’il la fait consister dans une « indétermination des futurs » permettant d’attendre en des circonstances identiques des décisions différentes de la volonté. Mais cette conception du libre arbitre ne se réduit-elle pas elle-même, en dernière analyse, à la liberté d’indifférence ou d’indétermination ? Vainement M. Renouvier, avec d’autres psychologues, remarque que la liberté d’indifférence est le pouvoir de choisir sans motifs, tandis que le libre arbitre est le pouvoir de choisir entre plusieurs motifs différens. Selon lui, si je n’ai aucun motif pour aller à droite plutôt qu’à gauche dans une promenade, et que cependant je me décide pour l’un des côtés, ce sera la liberté d’indifférence entendue à la façon de Reid, liberté toute chimérique ; mais, si j’ai des motifs d’intérêt pour dire le contraire de ce que je pense et des motifs de devoir pour dire la vérité, le choix entre la sincérité ou le mensonge sera un choix entre deux actes diversement motivés, et non entre deux actes sans motifs. — Ainsi raisonnent tous les partisans du libre arbitre entendu comme un choix entre des motifs contraires ; par malheur cette conception se résout encore, quand on l’examine de plus près, en une liberté d’indétermination incapable de fonder le droit. En effet, pour qu’une balance s’incline sans poids, il n’est pas nécessaire qu’il n’y ait aucun poids dans les plateaux ; il suffit ou que les poids se fassent équilibre et que cependant la balance s’incline, ou qu’il y ait un poids plus fort et que cependant la balance penche du côté le plus faible. Dans les deux cas, on aura le droit de dire : Voici une balance qui s’incline en l’absence de tout poids ou même contre tout poids, une balance indéterminée et indifférente aux poids. Telle serait la volonté dans le choix entre les contraires[1].

  1. Supposons en effet que les deux motifs contraires soient des forces équivalentes, ils s’annulent, et le choix de la volonté, qui a lieu cependant, est indéterminé ou sans motif ; s’ils ne sont pas équivalens et que je choisisse l’acte dont les motifs ont en moi le moins de force, j’agis non-seulement sans motif, mais contre tout motif ; enfin, si je me détermine dans la direction des forces les plus puissantes au sein de ma conscience, il y a alors motif, mais aussi on ne voit pas comment j’aurais pu, avec la même disposition intérieure, avec le même caractère et dans les mêmes circonstances, prendre une détermination diamétralement opposée. M’attribuer ce pouvoir, c’est toujours placer en moi le hasard d’Épicure, la liberté d’indifférence qui se détermine a tâtons avec un bandeau sur les yeux, sans voir la raison effective de son acte. Cette raison, en réalité, ce sera quelque force étrangère à la volonté, quelque concours fortuit de circonstances, en définitive une nécessité cachée.