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L’effet du fatalisme sur la volonté d’un peuple, dans toutes les applications et réformes politiques ou sociales, est de modérer le désir et l’impatience du progrès, parfois même d’en détruire l’idée, comme il tend à le faire en Allemagne, où triomphe, depuis Schopenhauer et M. de Hartmann, un pessimisme découragé. Tout opposé est l’effet de la doctrine qui croit à une puissance quelconque de liberté chez l’homme ; car la liberté, selon nous, n’est au fond autre chose que la perfectibilité indéfinie. Il est remarquable que le pays où s’est développée la doctrine du progrès, avec Pascal, Turgot, Condorcet, Auguste Comte et leurs successeurs, est la France, et c’est cette doctrine qui a contribué au renouvellement du droit. Encore un trait original de notre nationalité pour le psychologue comme pour l’historien. Le génie français n’avait qu’à prendre conscience de lui-même pour concevoir la perfectibilité, qui est dans ses tendances les plus essentielles : esprit novateur, volonté toujours à la recherche du mieux et impatiente de l’atteindre ; il a les yeux sur l’avenir bien plus que sur le passé et le présent même. Aussi, dans sa législation et sa politique, ne veut-il se faire esclave ni de la tradition ni de l’histoire ; il n’arrive même pas à comprendre le sens de ces expressions si en faveur outre Rhin et outre Manche : « droit historique, droit traditionnel. » C’est que le propre de la liberté, — dans la mesure où elle existe, — est de s’affranchir du passé et de susciter un nouvel avenir : elle semble initiative et jusqu’à un certain point création, elle est progrès. Elle préfère donc l’utopie même, qui recherche l’idéal et le fait du moins pressentir, à la routine satisfaite de ce qui a été et de ce qui est. Aussi, avides du nouveau et du meilleur, entreprenans jusqu’à la témérité, nous faisons tous faire volontiers à notre pensée des expéditions aventureuses comme celles des Gaulois en Grèce et à Rome : chacun de nous. Français, même ceux qui se disent les plus positifs, n’a-t-il point en soi sa petite île d’Utopie, où il aime à se réfugier et à construire une société selon ses vœux, un gouvernement qui serait parfait pour toute la terre, un monde à son gré où régnerait la raison ? Rénovation sociale et perfectibilité sociale, dont le socialisme fît son objet même, voilà nos tentations perpétuelles en France, et nous sommes tous quelque peu socialistes.

A coup sûr cette disposition d’esprit peut engendrer, dans le droit écrit et dans la politique appliquée, des essais hasardés et des expériences malheureuses où éclate l’inhabilité à discerner le possible de l’impossible ; mais, — aimons-nous à dire en France, — ce n’est qu’en cherchant qu’on trouve : si personne n’était jamais tombé, personne n’aurait appris à marcher. Quand nous tombons, d’ailleurs, nous nous relevons vite, et c’est là encore une forme de