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des moyens et des instrumens, des élémens de calcul, des chiffres d’intérêt, des imités de force. De là à se servir des hommes au besoin comme on se servirait des choses, il n’y a pas loin. Rien au contraire n’est plus antipathique à l’esprit de la France ; nous opposons à la politique utilitaire des uns et au nouveau machiavélisme des autres l’idée de l’inviolabilité humaine et du « droit humain. » Sans doute les Français ne sont point étrangers à la violence, surtout en temps de révolution ; mais ils l’emploient alors dans un moment de surexcitation, ils ne savent pas s’en servir froidement, l’organiser selon les règles d’une science machiavélique, dans un dessein préconçu, comme firent les Romains, comme font les Germains. De plus, considérés comme peuple et dans leur manière générale de procéder, les Français connaissent peu la ruse. Droiture et droit s’appellent ; a-t-on jamais donné à la France, même par jalousie, le nom de « perfide France ? » On nous a accusés souvent et avec raison d’emportement, de folie, de coups de tête, rarement de déloyauté. Il faut à la mauvaise foi des combinaisons, des précautions, du secret et de la lenteur ; le peuple français n’y est pas propre : il n’a pas la vocation.

Notre langue même est sincère et droite comme notre esprit national, — car la langue d’un peuple est à son caractère ce que les traits du visage sont au caractère de l’individu, et la philologie est une physiognonomie. « Les autres langues, disait Rivarol, par leur obscurité, auraient été propres à rendre des oracles, la nôtre les eût décriés. » Au lieu d’oracles, ce sont des lois que notre langue se prête le mieux à exprimer : lois de la science et lois des hommes ; notre langue est la plus scientifique et la plus juridique. Pour l’expression des idées les plus générales et des passions les plus généreuses, elle est incomparable.

La prééminence aux yeux des Français de l’idée universelle sur les faits particuliers, du but final à atteindre sur les moyens immédiats, rend compte de leurs tendances idéalistes, visibles dans notre législation et nos constitutions. Cet idéalisme contraste avec l’esprit plus naturaliste des autres peuples ; car l’enchaînement des faits saisis par l’expérience, c’est proprement la nature. En outre, comme cet enchaînement offre un caractère de nécessité, comme les effets et les causes, les moyens et les fins forment un mécanisme régi par des lois mathématiques, les peuples qui voient surtout ce mécanisme ont un génie fataliste. Au contraire le fatalisme semble très éloigné du caractère français : ni les dogmes de Luther et de Calvin, ni les philosophies étrangères qui prétendent absorber entièrement la volonté humaine dans le grand tout, n’ont réussi à s’acclimater dans la masse de la nation, qui croit plus à la liberté qu’au destin et au droit qu’à la grâce.