Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/780

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demander toutes les libertés à la fois, en demandent une première, qui servira de moyen pour en obtenir une seconde ; ils tiennent à posséder avant tout une série de moyens, une combinaison de forces ou d’intérêts, et c’est aux anneaux successifs de cette chaîne que semble s’appliquer surtout leur volonté, tirant ainsi chaque anneau patiemment l’un après l’autre. Aux yeux du peuple français, la liberté n’existe pas par morceaux, il la réclame tout entière. Moins attentif aux moyens qu’au but, à l’idée qu’il veut soutenir, il s’élance avec impétuosité vers ce but et néglige par cela même un grand nombre d’intermédiaires : il voudrait saisir du premier coup le bout de la chaîne, sans se demander s’il ne la verra point ensuite, enlevée par ceux qui ont mis la main sur les anneaux intermédiaires, lui échapper brusquement. Tandis que l’Anglais et l’Allemand tiennent surtout à bien réussir, le Français tient surtout à bien vouloir. Il se persuade d’ailleurs trop aisément que vouloir c’est pouvoir, « qu’impossible n’est point français, » et qu’il suffit de chercher pour trouver : il ne peut admettre qu’on impose des bornes à la liberté et à l’intelligence de l’homme.

De là se déduit l’attitude que sa volonté prend en face des choses et où se montre encore son originalité : elle ne voit pas les obstacles que les choses dressent devant elle ou, si elle les voit, elle les dédaigne et passe outre ; bien plus l’obstacle même l’attire, comme une occasion pour la liberté de se manifester en triomphant. Elle ne recule même pas devant l’obstacle suprême, la mort, comme si elle croyait sentir en soi, malgré les apparences, la force invincible et immortelle. Peu de peuples font à la mort un plus souriant visage et avec moins de regret prodiguent leur vie.

Pour peu que la victoire soit possible et exige seulement un courageux effort, qui est plus sûr de vaincre que celui qui ne craint pas le danger ? Ainsi s’expliquent ces succès d’inspiration où tout un peuple, d’un seul élan, atteint le but. De là aussi ces insuccès dus au manque d’expérience et à l’insuffisance des calculs ; de là ces grands découragemens qui succèdent chez nous à de grands courages, mais qui ne durent jamais. On dirait un voyageur qui, escaladant la montagne par le sentier le plus périlleux, l’œil fixé sur le sommet, ne regarde même pas derrière lui ; tout d’un coup un obstacle se dresse infranchissable : il s’arrête, retourne la tête et se sent pris de vertige. Il se laisse alors ramener jusqu’au bas ; mais il se console en pensant qu’un autre jour, par une autre voie, il atteindra le but. Le Français finit même par faire trop bon marché du succès immédiat et de l’utilité présente : sa raison renonce provisoirement à la réalisation matérielle des conséquences, pourvu qu’on lui accorde la vérité des principes. C’est pourquoi le peuple français veut, en tête de chaque constitution politique, une