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qui est général et applicable à l’humanité entière nous paraît avoir eu lui-même pour principe au XVIIIe siècle une vive intuition et un amour bien entendu de la liberté. Il est déraisonnable en effet d’aimer la liberté pour soi seul, parce qu’on ne peut, dans une société où tous sont solidaires, avoir une liberté vraie, complète, absolue, si les autres ne l’ont pas, s’ils ne sont pas sous ce rapport nos égaux. Supposez par exemple qu’une seule nation du globe adopte et pratique toutes les règles qui assurent la liberté du travail, de l’échange, de l’association ; si ces règles n’existent pas pour les autres peuples, ne se produira-t-il pas à la fin des combinaisons économiques capables d’empêcher le résultat voulu et de se retourner contre la liberté même ? Les rapports des citoyens entre eux dans chaque nation impliquent une semblable solidarité : la liberté du capital, par exemple, ne va pas sans celle du travail, et réciproquement. En un mot, dans notre siècle, l’indépendance, des uns est liée à celle des autres. On ne le croyait pas autrefois, on le démontre aujourd’hui. Comment donc reprocher à la France d’avoir eu, comme de prime-saut, une idée plus juste que les autres nations de cette universalité qui doit appartenir à la liberté ? Comment reprocher à la France d’avoir compris que les droits de l’homme français ne peuvent exister sans les droits de l’homme en général ? La liberté doit s’aimer pour les autres comme pour elle-même : c’est ainsi qu’elle acquiert une portée universelle comme la raison ; c’est ainsi qu’elle devient égalité.

Le désintéressement de la volonté, l’absence de vues personnelles et exclusives fut le caractère le plus original de cette révolution française où se fit jour le génie de la France. De là cette libérale nuit du 4 août, où tous les corps de la nation, tiers-état, clergé, noblesse, se dépouillèrent eux-mêmes au nom du droit de leurs privilèges, sous l’influence d’un enthousiasme de liberté assez puissant pour que l’égoïsme de tel ou tel membre de l’assemblée se perdît dans le désintéressement général. M. de Sybel lui-même, l’injuste historien de la révolution française, a dû rendre hommage à cet acte d’abnégation d’une assemblée où soufflait véritablement l’esprit de la nation entière : « C’est pour toujours, dit-il, que l’assemblée française a conquis dans la nuit du 4 août la liberté du travail et l’égalité des droits[1]. » M. Renan, qui n’est pas d’ailleurs sans quelque faible pour l’esprit germanique, dit en comparant l’Allemagne et la France : « L’Allemagne ne fait pas de choses désintéressées pour le reste du monde ;… les droits de l’homme sont bien aussi quelque chose ; or c’est notre XVIIIe siècle et notre

  1. Histoire de l’Europe pendant la révolution française, trad, de Mlle Bosquet.