Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/773

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Passons maintenant des causes qui ont influé sur la formation de notre caractère national à l’analyse psychologique de ce caractère lui-même ; nous verrons que nos facultés maîtresses peuvent se déduire l’une de l’autre et forment un système analogue à un organisme.


II

Chez les peuples comme chez les individus, ce qui fait surtout le caractère, c’est cette faculté dominatrice de la conduite, la volonté. Pour apprécier à sa juste valeur la volonté d’un peuple, il faut examiner successivement trois choses : son degré de force, son objet habituel, ses moyens d’action. Or, à considérer d’abord la force vive de la volonté indépendamment de son objet, le peuple anglais offre au psychologue plus de ténacité et de patience, l’Allemand une énergie plus âpre, le Français plus de spontanéité et plus d’élan. Tous les observateurs ont placé parmi les traits caractéristiques des Français l’enthousiasme, et l’enthousiasme n’est que l’élan spontané de la volonté vers un idéal qui la passionne. En France, c’est surtout l’idéal social et politique qui nous a passionnés. « La France est la terre de l’enthousiasme, » disait Kant dans ses pages sur les caractères des divers peuples ; Mme de Staël finissait son livre de l’Allemagne par l’apostrophe bien connue : « O France, si jamais l’enthousiasme s’éteignait sur votre sol,… » apostrophe que la censure impériale se hâta de retrancher, comme si le despotisme sentait qu’au fond l’enthousiasme du mieux est pour l’âme d’un peuple la liberté première et le germe fécond de toutes les autres libertés. Stuart Mill, dans ses Mémoires, note aussi l’enthousiasme au nombre de ces qualités par lesquelles l’élévation du génie français contraste avec le terre-à-terre parfois servile du positivisme anglais[1]. L’enthousiasme manifeste chez une nation l’affranchissement des préoccupations inférieures et des soucis matériels, par conséquent la liberté de l’esprit. Il ne faut pas le confondre avec cette simple ardeur de passion, avec cette chaleur de sang que certains peuples méridionaux montrent à la poursuite de ce qu’ils convoitent, aussi bien de choses inférieures et brutales que d’objets supérieurs et nobles. La France a eu, elle aussi, ses heures de passion aveugle, mais tout autre est l’enthousiasme proprement dit, dont elle a plus d’une fois donné l’exemple, et auquel elle a dû tantôt de si justes réformes, tantôt de si fâcheuses

  1. Henri Heine, voyant avec raison dans Paris le cœur même de la France, saluait en cette ville « la ville de l’égalité, de l’enthousiasme et du martyre, la ville rédemptrice qui a déjà tant souffert pour la délivrance temporelle de l’humanité. » (La France.)