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cet amour éteint. Mais, si elle a cherché dans ses souvenirs le cadre et les couleurs du tableau où elle a placé l’action de Lavinia, le langage qu’elle prête à son héroïne n’est point celui que parlait alors son cœur. À cette date, elle n’aurait point encore écrit la lettre si triste et si fière où Lavinia repousse les offres de l’homme qu’elle a aimé sans lui cacher ce que ce refus lui coûte d’hésitations et de regrets. « Je vous aime encore, je le sens ; l’empreinte du premier objet qu’on a aimé ne s’efface jamais entièrement ; elle semble évanouie, on s’endort dans l’oubli des maux qu’on a soufferts ; mais que l’image du passé se lève, que l’ancienne idole reparaisse, et nous sommes encore prête à plier le genou devant elle… Quand vous étiez assis près de moi sur ce rocher, quand vous me parliez d’une voix si passionnée au milieu du vent et de l’orage, n’ai-je pas senti mon âme se fondre et s’amollir. Oh ! quand j’y songe, c’était votre passion des anciens jours, c’était vous, c’était mon premier amour, c’était ma jeunesse que je retrouvais tout à la fois. Et puis, à présent que je suis de sang-froid, je me sens triste jusqu’à la mort, car je m’éveille et me souviens d’avoir fait un beau rêve, au milieu d’une triste vie. » Elle n’était pas alors au moment du réveil ; elle en était encore aux premières et aux plus belles heures du rêve. Il a fallu l’expérience des années pour lui faire trouver les accens impétueux et désabusés avec lesquels Lavinia s’écrie : « Je hais tous les hommes, je hais les engagemens éternels, les promesses, les projets, l’avenir arrangé à l’avance par des contrats et des marchés dont le destin se rit toujours. Je n’aime plus que les voyages, la rêverie, la solitude, le bruit du monde pour le traverser et en rire, puis la poésie pour supporter le passé, et Dieu pour espérer l’avenir. »

Au surplus, quelques fragmens de son journal (car, dans cette première et solennelle crise de sa vie, il vaut mieux la laisser parler elle-même) vont nous montrer au milieu de quelles souffrances et de quelles difficultés elle se débattait. Ce sont des réflexions sur le mariage, qui prenaient en quelque sorte sous sa plume la forme de pensées :

« Le mariage est beau pour les amans et utile pour les saints. En dehors des saints et des amans, il y a une foule d’esprits ordinaires et de cœurs paisibles qui ne connaissent pas l’amour et qui ne peuvent pas atteindre à la sainteté.

« Le mariage est le but suprême de l’amour. Quand l’amour n’y est plus ou n’y est pas, reste le sacrifice.

« Il n’y a peut-être pas de milieu entre la puissance des grandes âmes qui fait la sainteté et le commode hébétement des petits esprits qui fait l’imbécillité… Si fait, il y a un milieu… le désespoir. »

La situation conjugale que trahit l’amertume de ces réflexions