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pénibles où celle-ci, forte des droits que lui conférait la loi, réclama impérieusement et arracha sa fille au tuteur que Mme Dupin de Francueil lui avait désigné dans la famille de son mari, Aurore dut quitter pour la suivre ce lieu où s’étaient écoulées les belles et pures années de sa vie. À Paris, Aurore souffrit vivement de l’infériorité sociale et intellectuelle du milieu où sa mère la condamnait à vivre, et elle ne trouva pas dans les élans d’une tendresse passionnée, mais souvent injuste et violente, la récompense de sa soumission. Aussi, rien d’étonnant qu’ayant rencontré, chez des amis qui lui offraient de temps à autre l’hospitalité, « un jeune homme mince, assez élégant, d’une figure gaie et d’une allure militaire, » fils naturel d’un ancien colonel du premier empire et héritier d’une assez jolie fortune, elle ait accepté l’offre de sa main et consenti à échanger son nom d’Aurore Dupin de Francueil contre celui de la baronne Casimir Dudevant.

Lorsque parurent les volumes de l’Histoire de ma vie où l’auteur raconte les premières années de son mariage, on pouvait assez raisonnablement s’attendre à ce qu’elle profitât de cette occasion pour faire revivre les griefs trop légitimes qu’elle avait contre son mari, griefs qui, treize ans plus tard, après maint incident orageux, déterminèrent le tribunal de La Châtre à prononcer la séparation de corps à son profit, en lui confiant la garde de ses deux enfans. Il n’en fut rien, et ce n’est pas une des moindres preuves de bon goût qu’elle ait données dans ses Mémoires que de faire taire ses ressentimens, et de s’exprimer sur le compte de son mari avec réserve et convenance. Il n’entre pas dans le plan que je me suis proposé de suppléer à ce silence et de demander aux gazettes du temps, aux souvenirs des contemporains, encore moins aux documens particuliers que le hasard a fait passer sous mes yeux, les révélations dont elle-même n’a pas voulu nous faire confidence ; mais ce serait laisser une large lacune dans l’histoire de sa vie morale que de ne pas chercher quelle transformation ont opérée en elle les réalités de la vie succédant aux rêves du couvent, car c’est le contraste entre ces réalités et ces rêves dont le souvenir a inspiré la tristesse éloquente de ses premières œuvres.

Il y avait un peu plus d’un an que Mme Dudevant était mariée et établie à Nohant, lorsqu’un jour, en se mettant à table, elle fut prise d’une crise nerveuse qui se traduisit bientôt par des larmes et des sanglots. Aux questions de son mari, que pouvait-elle répondre ? Que Nohant amélioré, mais bouleversé, avec ses appartemens mieux tenus, ses allées plus droites, ses enclos plus vastes, n’avait plus à ses yeux le charme d’autrefois ; qu’elle regrettait le vieux Phanor, auquel il n’était plus permis de s’emparer de la cheminée et de mettre ses pattes crottées sur le tapis, le vieux paon