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envers eux. Aussi lui éleva-t-elle en secret un autel au plus profond et au plus obscur d’un taillis où elle se glissait en cachette, cherchant à dérober aux profanes la trace de ses pas et de son culte ; mais elle y fut surprise un jour par un petit paysan qui s’écria brusquement derrière elle : « Ah ! mamzelle, le joli petit reposoir pour la Fête-Dieu ! » à partir de ce jour, le mystère étant rompu, l’autel fut abandonné, mais non pas le poème, qui occupa toute son adolescence et par lequel elle trompa longtemps ce besoin d’un idéal terrestre qui fait le tourment des âmes jeunes et le regret des âmes fatiguées.

Cette conception à la fois orthodoxe et païenne d’un Dieu relégué sur la terre répondait en même temps à un besoin plus élevé de son âme. Dans l’ignorance où elle se sentait laissée, elle avait voulu se créer un culte et un Dieu. L’éducation religieuse qui fut donnée à Aurore Dupin n’est pas une des moindres particularités de cette enfance troublée. Ce qu’elle reçut de principes chrétiens lui vint, chose étrange, de sa mère. Mme Maurice Dupin avait, par une contradiction assez fréquente dans ces classes populaires dont elle sortait, conservé avec fidélité, au milieu d’une vie à tout le moins irrégulière, certaines habitudes pieuses qu’elle tenait à transmettre à sa fille. À peine la petite Aurore avait-elle acquis l’usage de la parole que sa mère lui avait appris à balbutier les prières de l’église et à réciter avant de s’endormir cette formule : « Mon Dieu, je vous donne mon cœur, » que l’enfant répétait avec confiance. Elle n’eût pas volontiers manqué à la messe le dimanche ; mais elle traitait hautement les prêtres de cafards auxquels elle ne voulait point confier ses pensées, parce qu’ils les comprendraient tout de travers. Lorsque sa belle-mère raillait ses contradictions : « J’ai ma religion, répondait-elle ; de celle qui est prescrite, j’en prends et j’en laisse ce qui me convient. » Ce fut elle cependant qui dans l’éducation d’Aurore représenta l’influence orthodoxe. En effet, si Mme Dupin de Francueil avait abjuré quelques-unes de ses théories libérales de 1789, elle était demeurée fidèle à ses opinions voltairiennes. Rien ne l’eût fait mettre le pied dans une église. Aussi, lorsque le départ de Mme Maurice Dupin pour Paris l’eut laissée complètement maîtresse de sa petite-fille elle n’eut qu’une crainte, celle de la voir tomber dans la superstition. Tout en mettant dans ses mains l’Évangile, pour lequel elle professait, avec toute l’école philosophique du XVIIIe siècle, un grand respect comme traité de morale, elle eut soin de prémunir la croyance de l’enfant contre toute la portion miraculeuse. Aussi Aurore avait-elle soin de cacher à sa grand’mère les torrens de larmes que faisait couler de ses yeux le récit de la vie et de la mort de Jésus ; mais elle pleurait sur cette mort comme sur la mort de Clorinde, et le Jéhovah