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tendre se fixent dans l’âme les couleurs qui se refléteront sur toute la vie intérieure ; vives ou tristes, sombres ou brillantes, rien ne les effacera, et elles teindront tout le cours des pensées. Ainsi, quand Byron peint les paysages de la Grèce, la ligne ardente des montagnes du Péloponèse parait se dessiner sur les horizons mélancoliques du nord, et pour cet enfant rêveur qui avait regardé courir les nuages au-dessus des tours de Newstead, la lumière garde encore dans les plaines de l’Orient quelque chose de la tristesse d’Ossian. » C’est bien dans le trésor de ses impressions d’enfance que l’auteur de la Mare au Diable a cherché les couleurs de ces tableaux qui nous ravissent ; c’est bien au souvenir de ces années, non pas oubliées, mais chéries, qu’elle a demandé les nuances et les images qui lui ont servi à traduire ses impressions et les nôtres. De bonne heure, elle s’est enivrée des impressions de la vie rustique, au sein des fortes et vertes campagnes du Berry. Enfant, elle passait encore assez volontiers de longues heures à la maison, assise auprès de la cheminée, et, tandis que la voix monotone de sa mère, qui lui lisait des contes, la plongeait dans un demi-assoupissement, elle croyait voir se dessiner sur un écran en taffetas vert éclairé par le feu « mille images fantastiques : des bois, des prairies, des rivières, des villes d’une architecture bizarre et gigantesque, des palais enchantés avec des jardins comme il n’y en a pas, avec des milliers d’oiseaux d’azur, d’or et de pourpre, qui voltigeaient sur les fleurs, des bosquets illuminés, des jets d’eau, des profondeurs mystérieuses, des ponts chinois, des arbres couverts de fruits d’or et de pierreries. » Mais avec l’âge son tempérament fiévreux cessa de s’accommoder de ces rêveries sédentaires. À treize ans, elle avait déjà atteint tout le développement de sa taille, et cette croissance précoce amenait d’irrésistibles besoins d’activité et de mouvement. Au milieu d’un travail ou d’une lecture qui l’intéressait, elle s’interrompait brusquement, et, jetant là son livre, elle sautait par la fenêtre pour aller plus tôt rejoindre les petits compagnons rustiques avec lesquels elle courait les champs, et qu’elle voyait au loin occupés à garder les ouailles ou à faire de la feuille.

Leurs plaisirs variaient en effet suivant les saisons. Aux premières neiges d’automne, elle tendait avec eux, le long des haies et des sillons, des saulnées (sorte de piège) où venaient se prendre par centaines des alouettes qu’on vendait ensuite au marché et dont elle partageait le prix par tête entre la bande, suivant les principes d’une égalité rigoureuse. L’hiver, avant les blés de mars et quand les troupeaux errent encore en liberté dans les grands paturaux, elle s’asseyait auprès du feu des petits pastours, goûtait à leurs galettes de pain bis, et formait avec eux des rondes échevelées ; ou bien elle se glissait solitaire dans les fossés couverts, sous les branches