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dégagé de toutes les préoccupations présentes. Il appartient à cette école, moins nombreuse qu’on ne croit, qui regarde l’histoire comme une pure science, et qui pense que, si elle peut devenir un jour utile pour la pratique des affaires, c’est à la condition de commencer par être tout à fait désintéressée. De ses trente années d’homme politique, M. Vuitry n’a gardé pour ses nouvelles études que l’expérience acquise des institutions et des hommes. Ses fonctions administratives semblent l’avoir préparé et mûri pour la science historique. Le défaut ordinaire ou le malheur des érudits est d’être trop étrangers au maniement des hommes. Dès notre jeunesse, nous nous enfermons dans les vieux textes : nous arrivons ainsi à connaître avec quelque sûreté les lignes de nos documens ; mais nous ne sommes jamais sûrs de posséder l’intelligence exacte et complète de la réalité et de la vie. Passions, intérêts matériels, besoins physiques et moraux des sociétés, nous ne savons guère tout cela que par un effort d’esprit et par un procédé d’abstraction. C’est toute autre chose d’avoir d’abord étudié les hommes et les gouvernemens, et de se donner ensuite à l’étude des textes. On en saisit mieux le vrai sens. On découvre mieux les faits qu’ils indiquent ou ceux qu’ils dissimulent. On distingue mieux, parmi les lois et les règlemens que les chancelleries accumulent, ceux qui ont été efficaces et ceux qui ont été impuissans. On sait mieux les conditions d’existence des peuples, et l’on possède la mesure de leur prospérité. On arrive ainsi à donner à l’étude du passé non-seulement cette précision matérielle à laquelle les textes suffisent, mais encore cette vive lumière, qui est la marque la plus sûre à laquelle nous puissions reconnaître qu’un esprit juste a saisi une vérité.


I

La persistance des impôts romains après la chute de l’empire et sous la domination des rois francs est un des faits les plus singuliers de l’histoire. Cette vérité, que les grands feudistes du XVIe siècle n’avaient pas mise en doute, fut obscurcie par les travaux du XVIIIe siècle, ou plutôt par les préoccupations politiques et les préjugés de classes qui se mêlèrent alors à l’érudition. Les historiens de cette époque et surtout leurs lecteurs songeaient à autre chose qu’à l’histoire pure. Ils étudiaient bien le moyen âge, mais c’était avec le secret désir qu’il se trouvât conforme au régime politique que chacun, d’eux préférait. Aussi arriva-t-il que le comte de Boulainvilliers, l’abbé Dubos, Montesquieu lui-même et Mably virent trop souvent les faits comme leurs préventions les portaient à les voir. La polémique qui s’engagea alors sur nos origines nationales avait déjà quelque chose de la lutte ardente qui allait bientôt