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militaire qui n’est pas loin. Les succès sont grossis, les échecs sont déguisés, les fautes sont tues, et la leçon en est perdue pour les peuples et pour les armées.

La guerre d’Afrique, telle qu’elle fut, a cependant formé beaucoup d’officiers distingués. Elle a fait ou plutôt elle a préparé quelques généraux considérables qui seraient peut-être devenus de grands chefs d’armée si la fortune, puissance infinie dont personne ne dispose, qui domine dans la guerre encore plus que dans le reste des affaires humaines, et qui fait, plus souvent que le talent, les renommées militaires, les avait servis. Je veux évoquer ici la mémoire de trois de ces généraux, — hors pair à des titres différens, — tous les trois descendus au tombeau dans la disgrâce des gouvernans, des partis politiques ou des foules, tous les trois abandonnés à l’heure de la disgrâce par ceux-là même qui avaient été à la guerre leurs compagnons : Lamoricière, qui eut les facultés supérieures ; Cavaignac, qui eut le haut caractère ; Bedeau, qui eut la grande vertu. C’est avec un cœur pénétré de respect et plein de souvenirs émus que j’offre à ces morts, à ces généreuses victimes de nos discordes politiques et de notre déchéance morale, qui eurent tour à tour des idolâtres et des insulteurs, les hommages de l’ancienne armée.

Ils avaient eu les leçons et les exemples d’un homme de guerre qui leur était inférieur par l’instruction et par la culture d’esprit, qui les dépassait par l’ampleur des facultés naturelles où le plus rare bon sens tenait le premier rang, qui les dominait de haut par l’expérience de la grande guerre, le maréchal Bugeaud. Celui-là était un soldat d’Austerlitz. Il avait vu se former, marcher, subsister, les armées de cent mille hommes. Il avait vu les grandes lignes de bataille, les grands chocs d’où sortent la victoire avec ses effets d’exaltation sur les troupes, et la défaite avec ses effets de démoralisation et ses retraites disputées. Longtemps aussi, en Espagne, il avait fait avec de brillans succès personnels la guerre d’embuscades et de surprises. Il y avait en lui, à proportions presque égales, du général d’armée, du guérillero, et c’est avec l’autorité de ce double savoir expérimental qu’il réforma les préjugés admis et rectifia les méthodes pratiquées depuis 1830 à l’armée d’Afrique, fondant le solide état moral et consacrant les procédés auxquels sont dus la conquête définitive de l’Algérie et les commencemens de sa colonisation.

Le maréchal Bugeaud fut notre maître à tous, le maître des grandes personnalités dont je viens de rappeler les titres à la gratitude du pays, le maître des petites, parmi lesquelles beaucoup d’officiers de ma génération l’ont vu d’assez près pour le juger.