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réservé lui inspirent en même temps le soupçon qu’il est moins aimé. Ce jour-là est invariablement celui où le plus optimiste commence à penser un peu de mal du sexe féminin, et à découvrir dans celles en qui jusqu’alors il n’avait vu que des anges un bout de pied de chèvre, et aux coins des tempes de naissans indices de protubérances sataniques, ce qui, comme vous le voyez, n’est pas fait pour démentir ce principe de La Rochefoucauld, que l’amour-propre est la loi du cœur humain.

Sur cette question de l’amour, le moraliste chez Stahl, j’ai le regret de le dire, vaut mieux que le métaphysicien. Nous avouons avoir quelque peine à comprendre sa théorie sur ce sujet. Il refuse à l’amour le droit d’être une passion sous le prétexte que toute passion est bestialité et nous ramène au sensualisme païen à jamais détruit par le christianisme, et il supprime du coup la jalousie, comme n’ayant plus de raison d’exister, étant un reste de cet amour inférieur qui, considérant la femme comme une propriété, apportait dans la garde de cette propriété un genre particulier d’avarice que n’admet pas l’amour chrétien fondé sur l’égalité de l’homme et de la femme. Ainsi la jalousie doit disparaître parce que le christianisme a superposé l’amour des âmes à l’amour des corps ; la conséquence, on en conviendra, est assez singulière. Il a tracé du jaloux un portrait ironique dont quelques traits sont excellens, et dont nombre de femmes le remercieront sans doute ; je crains cependant qu’il ne trouve sa clientèle moins chez les femmes vraiment aimantes que chez les femmes d’esprit auxquelles il conteste la vertu de savoir aimer. Il me semble qu’il y a dans tout cela quelque confusion ou quelque malentendu qui n’existerait pas si l’auteur s’était efforcé de donner des définitions claires de l’amour et de la passion. Sans doute l’amour sous l’empire du christianisme est différent de ce qu’il était sous l’empire du paganisme, cependant aujourd’hui comme alors il comporte toujours une certaine satisfaction sensuelle sans laquelle il est mutilé, devient une infortune ou reste purement platonique. Et pourquoi la passion serait-elle exclue de l’amour ? Si elle n’est pas l’amour même, elle en est au moins la loi. Qu’est-ce que l’amour dans son sens le plus complet et lorsqu’il est parvenu à se reposer dans sa phase définitive ? C’est l’accord harmonique de deux êtres, c’est-à-dire la suppression de tout antagonisme, de tout contraste, de toute dissemblance entre ces deux êtres. Et comment cet accord a-t-il été obtenu ? Par un irrésistible attrait mutuel qui a fait désirer à chacun des amans d’absorber sa personnalité dans celle de l’autre, de manière que par cette fusion parfaite ils ne formassent qu’un seul et même être. Cette force d’attraction mutuelle et cette fougue d’oubli de soi, voilà la passion, et