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l’ordonnance de 1864, on ruinerait beaucoup de commerçans ; que d’ailleurs les petits théâtres, peu intéressans, auraient seuls à souffrir de cette concurrence, et qu’en somme, l’art n’ayant rien à voir en tout cela, le péril n’était pas bien grand. L’événement a prouvé le contraire, et il est aisé d’établir combien l’art, le goût de la masse et la morale ont été atteints par cette extension inouïe des cafés-concerts et par la liberté qui leur est laissée.

Ainsi l’on s’étonne, depuis quelques années, que le Conservatoire de musique et de déclamation fournisse peu de sujets brillans ; autrefois, quand un jeune homme ou une jeune femme sortaient de cette école dans un bon rang, ils entraient aussitôt dans les principaux théâtres de Paris. La Comédie-Française et l’Odéon engageaient les premiers et les seconds prix ; le Gymnase, le Vaudeville et les scènes de drame se partageaient les accessits. Certes il arrivait souvent que le public dérangeait l’ordre des récompenses, et maintes fois le premier prix du Conservatoire expiait par de nombreux insuccès sa gloire d’un seul jour ; mais enfin c’était une émulation entre ces jeunes gens, qui jouaient des œuvres sérieuses, et se formaient lentement à leur art.

De même pour les scènes musicales. L’Opéra, l’Opéra-Comique, le Théâtre-Lyrique, voire les Italiens, recrutaient au Conservatoire de jeunes chanteurs, dont quelques-uns sont devenus des artistes célèbres, dont les moins heureux ou les moins doués sont restés cependant à une place honorable dans nos grands théâtres de musique. Maintenant au contraire, les directeurs de théâtre cherchent en vain ces deux oiseaux rares : le jeune premier et le ténor. Encore trouve-t-on de temps en temps un jeune premier ; mais le ténor est devenu pareil au phénix de l’antiquité, avec cette différence qu’il ne renaît pas de ses cendres. Il doit exister une cause à cette rareté, car il n’en est pas des voix de ténor comme des animaux antédiluviens qui ont disparu avec le temps. La cause, c’est le café-concert. Un jeune chanteur, ou un jeune acteur, à sa sortie du Conservatoire, ne connaît encore rien du métier théâtral. Quelque belle que soit sa voix, quelque excellente que soit sa diction, il ne sait guère que chanter et déclamer. Si on l’engage à l’Odéon ou à l’Opéra-Comique, il lui faudra au moins un an pour apprendre à marcher, à se tenir en scène, à ne plus être gauche : pendant cette année-là, comme il ne rendra pas beaucoup de services, il recevra en conséquence peu d’argent. C’est alors que paraît le directeur du café-concert. Lui n’a pas besoin d’un artiste expérimenté ; il lui faut seulement une voix assez bonne pour chanter ou pour débiter une scène de vaudeville. Il offre donc à l’artiste, homme ou femme, un engagement bien supérieur à celui de tout théâtre, et c’est