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singulière, à la fois cordiale et inquiète : « Vous voilà arrivé. On m’a dit à votre porte que j’aurais pu vous voir dans la matinée, mais que mon laisser-passer était retiré. Je n’en conclus rien, si ce n’est que vous aviez besoin de repos. Il y a entre nous de l’ineffaçable. Nous nous sommes montré nos âmes. J’ai besoin de vous répéter ce que je vous écrivais à Nice : vous êtes pour moi le dehors ! Je vous aime avec tendresse, et plus d’une fois les larmes me sont venues aux yeux en pensant à vous… Je ne vous demande que de communiquer avec moi par vous-même, par vos impressions, non par celles des autres… » Et le lendemain, après avoir vu De Serre, Royer-Collard lui écrivait encore : « Si, pour votre malheur et pour le nôtre, vous êtes engagé, au moins distinguez-vous en lettres majuscules de ce misérable ministère. Je ne vous ai pas assez dit hier que, sans cela, vous êtes perdu pour la monarchie et pour la France, et il serait déplorable que vous fussiez perdu… Peut-être dépend-il encore de vous d’imposer une conciliation : pensez-y ! » Les adjurations patriotiques se succédaient, plus vives, plus pressantes, que lorsqu’on s’écrivait entre Paris et Nice, parce qu’on touchait de plus près à la crise décisive.

Assurément De Serre rentrant à la chancellerie avait ses combats intérieurs, et il aurait voulu croire à cette « conciliation » dont parlait Royer-Collard. Il ne se faisait que peu d’illusions sur la droite, dont il n’était pas l’homme : au fond, il n’avait pas une opinion très différente de celle de ses anciens amis sur la plupart des mesures qui avaient été adoptées depuis son départ. Cette nouvelle loi des élections, pour laquelle il revenait, prêt à suivre « le rapporteur, M. Lainé, sur la brèche, » comme il le disait, cette loi surtout était loin d’être pour lui un idéal. S’il n’y avait eu que des questions partielles dans une situation régulière, on aurait pu s’entendre encore ; mais ce que les doctrinaires ne voyaient pas, c’est que depuis trois mois, sous la pression des événemens, il s’était fait entre eux et le garde des sceaux une séparation profonde, plus morale peut-être que politique, plus instinctive que raisonnée. Il y avait du vrai dans ce que Froc de La Boulaye, un jour du mois d’avril, écrivait avec une certaine finesse à De Serre : « Entre vous et les fortes têtes, — les fortes têtes, c’étaient les doctrinaires, — il y a des atomes crochus. Vous vous tenez par certains côtés ; mais vous êtes destinés à vous aimer, à vous admirer de loin : en vous rapprochant, vous ne serez pas d’accord… Tiraillés dans des sens divers, ou la force des choses soumettra vos amis à votre drapeau, ou ils déserteront avec armes et bagages… » De Serre ne cessait point certes d’être un libéral. Il était profondément attaché aux garanties parlementaires les plus sérieuses, aux institutions libres ;