Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/591

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sentait plus que jamais que le garde des sceaux devenait l’homme de la situation, que son absence laissait le ministère plus qu’à demi désarmé.

Jusque-là, le ministre des affaires étrangères, M. Pasquier, avait été à peu près l’unique porte-parole du gouvernement ; les autres ministres étaient peu faîte pour la tribune. M. Pasquier seul avait tenu tête aux orages en homme toujours prêt, toujours avisé, et non sans succès ; mais M. Pasquier, politique supérieur par la raison et par le conseil, avait plus de netteté judicieuse que d’éloquence entraînante, il sentait lui-même qu’il ne pourrait suffire jusqu’au bout, et il était le premier à écrire à De Serre. : « Si je vois arriver la loi d’élection sans espérance de votre puissant secours, je serai d’un malheur tout voisin du désespoir : tout est dans cette loi… Si vous êtes à la tête de notre phalange, je n’aurai aucun doute sur le succès. Arrivez donc, mon cher collègue, mais arrivez-nous fort et vaillant selon votre coutume. » D’autres se montraient bien plus pressans. Un homme, connu alors, qui était un des plus vieux amis de Royer-Collard, mais qui ne suivait plus le chef des doctrinaires dans sa campagne nouvelle, M. Becquey, écrivait au garde des sceaux[1] : « Vous nous manquez plus que vous ne pouvez le croire… Si vous aviez été au banc des ministres, les assaillans eussent été moins osés… » Et lui aussi, le fidèle Froc de La Boulaye, après avoir recommandé à De Serre d’attendre en repos, il hâtait maintenant le retour de ses vœux et de ses sollicitations. « Vous n’assisterez pas de loin à nos funérailles, disait-il…. Notre situation est périlleuse. Il nous faut, avec l’honorable M. de Richelieu, un homme qui sente ses forces, qui en use, qui plane sur les partis, qui les contienne, et dont la voix puissante inspire la confiance ; vous pouvez être cet homme… » Le duc de Richelieu lui-même enfin, comme président du conseil, n’hésitait plus à rappeler le puissant collègue sans lequel il osait à peine aborder la loi des élections. « Votre appui et votre coopération dans cette grande lutte seront décisifs, lui disait-il, et je n’aurai plus aucune crainte quand je vous verrai à Paris. Nos ennemis ne s’endorment pas. Ceci est une guerre à mort entre le génie du bien et celui du mal. Je suis heureux de vous avoir pour compagnon d’armes dans cette

  1. M. Becquey avait été autrefois membre de la première assemblée législature de la révolution, et en 1799 il avait été, avec Royer-Collard, du fameux conseil secret ou comité royaliste en correspondance avec Louis XVIII. C’est dire l’ancienneté et l’intimité de leurs rapports. Dans sa lettre à De Serre, M. Becquey, en parlant de la ligne de conduite des doctrinaires à ce moment, ajoutait : « C’est une de mes afflictions à cause de Royer-Collard, avec lequel j’ai passé vingt-cinq ans dans une communion parfaite de principes et de conduite… »