Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/583

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perdraient mille royaumes les uns après les autres. Je n’ai jamais vu la folie mieux affublée d’esprit et de raison. Ils savent beaucoup, et de là un profond mépris pour tout ce qui n’est pas académique ; ce qu’ils ne savent pas, c’est gouverner, c’est mener les hommes, c’est observer les choses, c’est réussir. Habiles à détruire, incapables d’édifier, leur monde intellectuel n’a rien d’humain que leurs ambitions particulières. Mon cœur se montre à vous à découvert… » Et quelques jours plus tard : « Nos doctrinaires, comme les orientalistes, ne peuvent guère s’arracher à la politique de Babylone et de Palmyre. Leur livre de poste est d’une extrême exactitude, mais pour voyager dans les espaces imaginaires. Je suis trop peu versé dans cette géographie pour ne pas paraître médiocre aux professeurs. Je me sauve avec quelques plaisanteries, quelques boutades… Du reste nous nous maintenons en assez bonne harmonie. Je dîne aujourd’hui chez Royer. Elle est déplorable, la position de notre ami… Sa physionomie fait peine ; il vous aime. Il m’a dit qu’il vous parlait beaucoup de vous. Quel dommage ! .. » Un moment Froc de La Boulaye, dans une intention de paix, avait eu l’idée d’une entrevue de Royer-Collard avec le président du conseil, et il racontait gaîment l’aventure : « Royer, que j’en ai fort prié et qui ne demandait pas mieux, a eu une longue conversation avec M. le duc de Richelieu, mais l’un et l’autre s’entendraient mieux par signes que de toute autre manière. Les syncopes de notre ami, ses oracles confirment le duc dans ses vieilles idées sur l’inapplicabilité du savant. Il y a peu d’hommes qui sachent et parlent mieux diverses langues que le duc ; mais la langue de Royer, il ne la parle ni ne l’entend ni ne veut l’entendre… » Il était sans pitié, quoique sans fiel, aimant, vénérant même le « patriarche, » ayant au besoin pour lui des ménagemens délicats, — et le désignant, dans la liberté d’une confidence intime, avec une verve croissante, comme a le premier architecte du monde en démolition. »

Traits piquans, anecdotes, impressions de la politique et des salons, se succédaient ainsi dans ces lettres, — tout cela entremêlé de gracieuses nouvelles des deux petites filles que le garde des sceaux avait laissées à la chancellerie, de recommandations et d’avis qui en revenaient toujours à dire : « Tranquillisez-vous, rétablissez-vous. Où vous êtes, vous serez toujours maître de hâter ou de différer votre retour… Vous ne pouvez rien sur le cours des choses ; observez, réfléchissez, ne vous engagez pas, et à moins de consultation expresse, tenez-vous tranquille ; .. Vous savez que vous avez ici sur qui compter,… votre place est bien gardée ! .. » Cet homme d’esprit se plaisait à s’effacer et à se confondre dans la destinée du ministre dont il considérait l’amitié comme sa gloire.