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ferez-vous, mon cher ami ? Vous êtes important dans tout ceci. Je n’ai point de résolution à indiquer à un homme tel que vous. Si vous restez, vous pourrez soutenir le ministère, l’empêcher de verser à droite, le réconcilier avec le centre gauche. Vous ferez du bien ; mais vous serez dans une position incomplète. Vous aurez, comme on a eu jusqu’ici, à ramasser de côté et d’autre une majorité mobile qui, bon gré, mal gré, vous entraînera aussi à quelque mobilité. Si vous quittez, c’est à vous qu’on recourra tout d’abord lorsque ceci ne pourra plus marcher ; mais c’est une carrière plus hasardeuse… Choisissez pour vous et pour nous. »

Le duc de Broglie, qui était entré si avant dans l’intimité de De Serre, qui avait été son complice loyal, libéral, dans la préparation de la réforme constitutionnelle, le duc de Broglie, un des premiers, se tournait vers Nice. Il faisait, comme il le disait, « sa confession tout entière » au garde des sceaux absent ; il lui témoignait ses inquiétudes sur tous ces projets de suspension de la liberté individuelle, de la liberté de la presse, qu’on se hâtait de présenter. Ce n’est pas qu’il refusât au gouvernement les moyens d’action ou de répression nécessaires ; mais il ne voyait ni « probité politique » ni « habileté ministérielle » dans cette façon « d’exploiter la douleur publique » par une réaction à outrance. « Le ciel, qui en veut à ce malheureux pays, disait-il, vous a fait malade et a suscité un scélérat pour achever notre ruine à tous… Ne revenez pas, vous n’avez rien à faire ici. Rétablissez votre santé, conservez-nous votre talent et votre réputation., » Le duc de Broglie retraçait avec feu, avec tristesse, avec la netteté d’un politique, cette situation nouvelle où un crime avait tout changé. Huit jours après, le 13 février, il écrivait à De Serre :


« … Nous voici maintenant livrés à un ministère composé d’hommes modérés, mais sans énergie, sans esprit d’entreprise, et dont le désir ou l’illusion est de croire qu’ils vivoteront entre les deux partis, obéissant tout doucement aux ultras, en disant du mal tout haut, et préparant leur règne par des mesures d’exception. Je crois pour mon compte que la position est entièrement désespérée. Le règne du roi est fini, celui de son successeur va commencer, et, avant que nous ayons essuyé toutes les folies, toutes les persécutions des ultras, nous n’avons aucune chance de nous relever. Il n’est plus du tout question de liberté ni de gouvernement constitutionnel, il est question de se défendre, de se rallier et d’employer à parer les coups qui vont nous être portés le peu d’armes qui restent entre nos mains… Le nouveau ministère supplie instamment qu’on ait confiance en lui, qu’on lui donne les lois d’exception, qu’on ne précipite pas les choses jusqu’aux ultras, et proteste