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aucune gêne d’immortaliser comme sculpteur ces ennemis contre lesquels il défendait la liberté de sa patrie. Cependant les troupes espagnoles s’avançaient sous la conduite de Philibert d’Orange, et Malatesta Baglioni devait les rencontrer à mi-chemin devant Pérouse. Alors insidieusement le pape intervint. Clément VII connaissait les prétentions de Malatesta sur Pérouse ; il eut l’air de les accueillir, promettant d’ailleurs que Florence serait épargnée, et le général se replia ; même jeu devant Arezzo, d’où la garnison se retira sans résistance. La ville, ainsi découverte, n’avait qu’à pourvoir elle-même à sa défense. Les soldats, tant citoyens armés que mercenaires ne manquaient point ; ce qui faisait défaut, c’étaient les vivres. La famine d’abord, puis la peste, et brochant sur le tout l’exaltation, le fanatisme des combats suprêmes. Si Florence fût ainsi tombée, sa chute, comme telle catastrophe de l’ordre naturel, n’aurait au moins rien eu que de lamentable ; mais la trahison s’y mêla comme il fallait s’y attendre dans un pays où la trahison était un principe d’état. N’oublions pas que nous avons affaire à une politique dont Machiavel avait dressé le code, et que l’histoire de ces temps rapportée au point de vue de la probité paraîtrait un roman impossible. Le général au service de Florence, après avoir dûment stipulé la validation de ses droits sur Pérouse, s’entendit avec le pape pour lui livrer la ville qu’il avait à défendre. Michel-Ange pressentit le coup : sa position de membre du conseil le met tait à même de voir clair dans les actes de ce fourbe ; l’évacuation d’Arezzo, survenue au lendemain de l’abandon de Pérouse, ne laissait subsister aucun doute. Baglioni se jette dans la ville avec ses troupes, la bourgeoisie s’émeut, on se sent perdu, et la populace demande à grands cris la restauration des Médicis. Florence est aux mains des traîtres et des insurgés ; Michel-Ange sait ce qui l’attend au retour de ses anciens maîtres, et pour leur épargner dans l’avenir le remords d’avoir fait pendre un si grand homme, il monte à cheval et s’enfuit au galop avec deux de ses amis. Ordre était donné de ne laisser sortir personne ; quelques gardes pourtant le reconnaissant : « C’est Michel-Ange, s’écrient-ils, un des Neuf. » La porte aussitôt s’ouvre devant lui, et le voilà gagnant la montagne et courant sur Venise. Deux sonnets dédiés à Dante, qui se retrouvent dans ses poésies, semblent se rattacher à cette date ; peut-être les écrivit-il à cheval à travers monts, et peut-être à Venise dans sa retraite, d’où les prévenances multipliées du doge et de la noblesse ne réussirent pas à le tirer. « Ingrate patrie ! éternelle empoisonneuse de ton propre destin, tu ne te lasseras donc point d’abreuver de la pire amertume le cœur de tes meilleurs enfans ? Et s’il en faut une preuve, je dirai son exil sans exemple, l’infâme exil d’un homme dont la grandeur dépasse tous