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s’avancent à travers les Balkans, ils descendent comme un torrent dans la Roumélie. Avec toutes les forces dont ils disposent, ils peuvent manœuvrer librement devant des armées déconcertées ou coupées, serrées dans un redoutable réseau. D’un seul coup de filet, aux débouchés des défilés de Chipka, ils viennent de prendre plus de quarante bataillons turcs, tandis que de leur côté les Serbes, les derniers entrés en campagne, viennent de s’emparer de vive force de la place de Nisch. La fortune accable les Turcs, Les Russes débordent maintenant de toutes parts au sud des Balkans. Ils sont à Sophia, à Kasanlick, sur toutes les routes, sur tous les points stratégiques. Rien ne semble plus pouvoir les arrêter jusqu’à Andrinople, que les uns disent armée pour une formidable défense, que les autres représentent comme hors d’état de tenir longtemps devant une attaque sérieuse. Les Russes, en un mot, renouvellent ces marches aventureuses qui leur ont coûté si cher au début de la campagne ; mais ils les renouvellent aujourd’hui avec bien plus de chances de succès, après avoir abattu le plus héroïque et le plus habile des chefs ottomans, après avoir pris, dispersé ou décimé la plus grande partie de l’armée turque, après avoir jeté par des coups redoublés l’alarme et un certain désarroi à Constantinople, C’est dans ces conditions qu’a surgi cette proposition d’armistice qui paraît pour le moment assez ballottée entre Saint-Pétersbourg et le quartier-général de la Bulgarie, qu’on n’a laissée en suspens que pour donner aux généraux russes le temps de frapper de nouveaux coups, d’accentuer de plus en plus la victoire et la prépondérance des armes du tsar.

Que veut en tout cela réellement la Russie ? quel est le dernier mot de sa politique ? Il semble assez évident, par l’accueil qui a été fait à l’intervention tout officieuse de l’Angleterre, que la Russie entend provisoirement rester en tête-à-tête avec les Turcs, au moins pour la négociation de l’armistice, et on parait l’avoir compris ainsi à Constantinople en envoyant des plénipotentiaires au quartier-général du grand-duc Nicolas ; mais ceci n’est qu’une affaire de forme. La vraie et grave question reste toujours dans le prix que la Russie veut mettre à une suspension d’hostilités et à la paix qui en serait vraisemblablement la suite. C’est sur ce point que, malgré le désir assez légitime de l’Angleterre, le cabinet de Saint-Pétersbourg paraît avoir évité de s’expliquer ; il s’est borné à laisser échapper, par des divulgations calculées, quelques-unes des conditions qu’il se propose vraisemblablement de faire prévaloir. Rien de suffisamment précis et de définitif n’est encore connu. La Russie, quelque victorieuse qu’elle soit, ne peut s’y tromper. Elle est à un moment décisif, elle a réellement à choisir entre deux politiques. Elle peut, même en s’assurant quelques-uns des avantages d’une guerre heureuse, s’en tenir à une paix modérée, équitable, et, après avoir fait sentir le poids de ses armes, rentrer dans le programme