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plus ou moins réussis et à peine reliés entre eux par un fil imperceptible. Cette école invoque un peu légèrement comme autorité le nom de Balzac et celui de Gustave Flaubert, mais en fait elle relève tout au plus des frères de Goncourt, qui, les premiers, ont introduit dans le roman ce décousu et ces inexpériences. Le romancier qui a écrit le Père Goriot, et, après lui, l’auteur de Madame Bovary, ont montré au contraire une merveilleuse entente de l’art de construire un plan. Négliger cet art essentiel, ce serait tout bonnement préparer la décadence du roman français. C’est ainsi qu’en peinture le dédain de la composition et la substitution du morceau au tableau ont encombré nos expositions de toiles médiocres et ont amené le déclin de notre école paysagiste. On aura beau parler de transformation du roman moderne et lancer en l’air les grands mots « d’enquête sociale et d’histoire morale contemporaine, » cette phraséologie n’en imposera qu’aux naïfs. Si vous voulez faire de l’analyse physiologique, écrivez un traité scientifique, mais si vous faites un roman, — naturaliste ou idéaliste, — astreignez-vous aux règles du genre. Une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, obéit à des lois de construction, d’harmonie et de perspective, qu’il n’est pas permis de rejeter si l’on veut que l’œuvre soit durable. Le roman en particulier exige une proportion dans les détails, une subordination des personnages secondaires aux personnages principaux, un enchaînement logique des situations, qui constituent l’unité et l’intérêt de l’action. Toute œuvre romanesque conçue en dehors de ces lois élémentaires pourra devoir un succès momentané à la mode, au scandale ou à la curiosité, mais elle ne vivra pas. Les études fragmentaires et disproportionnées, dont les morceaux, si travaillés qu’ils soient, ne sont unis que par un lien à peine visible et qu’on voudrait nous donner comme la dernière expression du roman moderne, me font l’effet de ces albums d’images japonaises reliées entre elles par un léger fil de soie. Le fil s’usera, ce sera une affaire de temps, et les images aux couleurs si étranges et si curieuses s’éparpilleront à tous les vents. — Ce ne sera pas le cas des romans d’Alphonse Daudet, parce que, malgré certaines imperfections, ce sont de véritables œuvres d’art ; mais l’auteur du Nabab devra, dans son intérêt, s’assujettir plus rigoureusement aux vieilles lois de la composition et se détourner du chemin dangereux où voudraient le pousser ceux qui se flattent d’avoir trouvé un moule tout neuf pour y couler le roman contemporain.


JACQUES GARNIER.