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montrent aussitôt les choses en pleine lumière, en plein mouvement. Ainsi, lorsqu’il nous introduit chez la famille Joyeuse, logée au cinquième d’une grande maison déserte, et dont le petit ménage bien calme et bien soigné « a l’air d’un nid tout en haut d’un grand arbre ; » ou bien quand il nous dessine en quelques traits spirituels le profil de la Cremnitz, cette ancienne illustre danseuse, « blonde, toute blanche comme une rose déteinte, paraissant habillée sous ses couleurs claires d’un reste de feu de Bengale. » Tantôt il procède par touches sobres, fines, légères ; tantôt ses descriptions se déroulent amplement, par phrases étagées les unes derrière les autres et formant perspective ; parfois aussi, dans ces longues périodes, un peu laborieusement construites, les détails s’accumulent, s’entremêlent ou se tassent avec une profusion qui ne laisse pas d’embarrasser et de troubler le lecteur : — « Là-bas, dans les quartiers populeux resserrés et noirs, on ne connaît pas cette jolie brume matinale qui s’attarde aux grandes avenues ; de bonne heure l’activité du réveil, le va-et-vient des voitures maraîchères, des omnibus, des lourds camions secouant leur ferraille, l’ont vite hachée, effiloquée, éparpillée. Chaque passant en emporte un peu dans un paletot râpé, un cache-nez qui montre la trame, des gants grossiers frottés l’un contre l’autre. Elle imbibe les blouses frissonnantes, les water-proofs jetés sur les jupes de travail ; elle se fond à toutes les haleines chaudes d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacs vides, se répand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires, le long des escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusque dans les mansardes sans feu… »

Cette description minutieuse ne vous rappelle-t-elle pas un peu la manière de Dickens, et cette brume qui remplit une partie du premier. chapitre du Nabab ne vous fait-elle pas songer à un autre brouillard par lequel s’ouvre le roman de Bleak-House ? — « Brouillard partout. Brouillard en amont, sur la rivière, où il roule au long des îlots verdoyans et des prairies ; brouillard en aval, où il s’effrange à travers la mâture des bâtimens et rampe parmi les immondices qui souillent les quais d’une grande ville, aussi fangeuse que grande. Brouillard sur les marais d’Essex, brouillard sur les collines de Kent… Brouillard dans les yeux et la gorge des antiques pensionnaires de Greenwich, somnolens au coin du feu ; brouillard pinçant cruellement les orteils et les doigts du petit mousse qui grelotte là-bas sur le plat-bord du bateau… Les gens qui se hasardent sur les ponts et plongent un regard par-dessus le parapet dans le brouillard d’en bas sont enveloppés eux-mêmes de brume et apparaissent comme s’ils étaient en ballon, suspendus au beau milieu d’un nuage[1]… »

  1. Dickens, Bleak-House, chap. I.