Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait dû attendre des circonstances plus favorables. En 1783, il pensait que des progrès s’étaient accomplis des deux côtés de la Manche et que les deux nations pouvaient s’entendre et se rapprocher. Selon lui, la France de Louis XIV était aussi différente de la France de Louis XVI que le caractère des deux monarques ; maintenant un esprit d’indépendance individuelle et générale dominait ; la rage de servir dans l’armée s’était calmée ; la considération publique n’était plus le reflet die la faveur ministérielle, les idées libérales se répandaient et la pensée de faire la guerre, pour un caprice de la cour ou une augmentation de territoire était repoussée comme une superstition condamnée. Cependant la chute de Necker avait diminué les chances de la politique de paix. Vergennes était trop intelligent pour ne pas reconnaître que la paix était nécessaire à son pays ; mais il avait à lutter contre forte partie, il ne pouvait pas en arrivant au ministère renier toutes les traditions de Choiseul dont il était à tout prendre le représentant, et il devait craindre d’encourir le déplaisir du maréchal de Castries, qui était à la tête du parti de la guerre, excité par l’ambitieux ambassadeur d’Espagne, d’Aranda. Aussi cherchait-il à traîner les négociations en longueur afin d’obtenir des conditions plus avantageuses pour l’honneur de son pays.

Pour le bonheur de l’humanité, il se rencontra que l’ambassadeur français à Londres, Rayneval, conçut une profonde estime pour Shelburne, et il écrivait ! à Vergennes : « Ou je me trompe du tout au tout, ou lord Shelburne est un esprit élevé, un caractère fier et résolu avec des manières engageantes. Il voit les choses de haut et déteste les petits détails. Il n’est pas entêté dans la discussion, vous pouvez le convaincre ; et dans plus d’une occasion, j’ai constaté que le sentiment avait plus d’influence sur lui que la raison. Je puis ajouter que ses amis et son entourage lui font honneur, il n’y a parmi eux ni intrigant ni personnage suspect. » Shelburne comprit cette sympathie, et s’ouvrit à lui sans détour ; il lui présenta des considérations dont l’opportunité n’échappera à aucun esprit judicieux. Après avoir rappelé qu’il avait voulu, quand il était secrétaire d’état, prévenir le démembrement de la Pologne et faire entendre à la Russie et à la Prusse un langage énergique, et qu’il en avait été empêché par l’inimitié qui séparait la France et l’Angleterre, il ajouta : « Ces deux pays ne sont pas des ennemis naturels ; ils ont des intérêts communs qui doivent les rapprocher. Il fut un temps où un coup de canon ne pouvait pas se tirer en Europe sans la permission de la France et de l’Angleterre, maintenant les cours du nord ont la prétention d’agir sans nous. Ainsi par notre désir de nous nuire l’un à l’autre nous avons perdu tous deux notre position.