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l’Italie, et ne négligea aucune occasion de recueillir des renseignemens sur l’état de l’agriculture et des manufactures dans ces pays. A Milan, ils font la connaissance de Beccaria, dont ils goûtent les théories humaines sur l’adoucissement des peines. De retour à Paris, lord Shelburne fréquente assidûment le salon de Mme Geoffrin, où il rencontre la célèbre Mme de Boufflers qui paraît avoir fait une vive impression sur le noble Anglais. C’est ce que nous raconte Mlle de l’Espinasse dans une lettre charmante, où elle met en scène la sémillante Mme de Boufflers, qui n’ouvre la bouche que pour lancer des paradoxes, et lord Shelburne, avec son flegme britannique, tout émerveillé de ce gentil babil : « Mme de Boufflers vint dîner chez Mme Geoffrin, mercredi ; elle fut charmante, elle ne dit pas un mot qui ne fût un paradoxe. Elle fut attaquée et elle se défendit avec tant d’esprit que les erreurs valaient presque autant que la vérité. Par exemple, elle trouve que c’est un grand malheur que d’être ambassadeur, il n’importe de quel pays, ou chez quelle nation ; cela ne lui paraît qu’un exil affreux etc., etc. Et puis elle nous dit que dans le temps où elle aimait le mieux l’Angleterre, elle n’aurait consenti à s’y fixer qu’à la condition qu’elle y aurait amené avec elle vingt-quatre ou vingt-cinq de ses amies intimes, et soixante à quatre-vingts autres personnes qui lui étaient absolument nécessaires, et c’était avec beaucoup de sérieux et surtout beaucoup de sensibilité qu’elle nous apprenait le besoin de son âme. Ce que j’aurais voulu que vous vissiez, c’est l’étonnement qu’elle causait à milord Shelburne. Il est simple, naturel, il a de l’âme, de la force, il n’a de goût et d’attrait que pour ce qui lui ressemble au moins par le naturel. Je le trouve bien heureux d’être né Anglais, je l’ai beaucoup vu, je l’ai écouté, celui-là ; il a de l’esprit, de la chaleur, de l’élévation. »

Il fut aussi présenté à Mme Helvétius, à Trudaine, l’intendant des finances, à Mme Du Deffant, qui le mit en rapport avec Turgot et Morellet. Il fréquenta également le Café de l’Europe  : c’est ainsi qu’on appelait le salon du baron d’Holbach, toujours très hospitalier, mais tout particulièrement pour les Anglais de distinction. Le grand seigneur croyait s’acquitter ainsi envers le pays auquel il devait la plus grande partie des idées qu’il a développées dans ses ouvrages. Parmi les hommes marquans de ce temps, Shelburne distingua Malesherbes, qui venait de tomber en disgrâce pour avoir revendiqué les droits du parlement comme le seul contre-poids au pouvoir royal. Il en parle sur un ton ému qui nous prouve que son cœur n’était pas fermé aux nobles passions. « Je viens de voir, écrit-il, ce que jusqu’à présent j’avais cru impossible : un homme absolument étranger à la peur ou à l’espérance, et cependant plein de chaleur et d’âme. Rien au monde ne peut troubler son repos, il ne demande rien pour lui et il s’intéresse activement à tout ce qui