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Shelburne usa son crédit et son ardeur à défendre la politique et les desseins du maître, qu’il consultait toujours et qui gardait le silence des oracles redoutés. En l’absence de Chatham, Charles Townshend, qui n’appartenait à aucun parti et qui était prêt à servir toutes les politiques, ne tarda pas à prétendre à la première place. C’était un homme sans principes, d’une vanité sans bornes, qui ne voulait accepter aucun contrôle et dont les discours pleins d’esprit et de bouffonnerie faisaient dire à Walpole : C’est de l’éloquence au Champagne. La présomption et l’audace de Townshend causaient au ministère toute sorte d’embarras et d’ennuis. C’est lui qui fit prévaloir dans le sein du gouvernement la politique de contrainte à l’endroit des colonies, politique spécieuse qui flattait l’orgueil du roi et pouvait compter sur son appui. Shelburne, dégoûté de ses échecs et désespérant de ramener le pilote au gouvernail, avait fini par cesser d’assister aux séances du conseil, et, réfugié dans ses fonctions de secrétaire d’état, il guettait, comme un chasseur à l’affût, les occasions et les moyens de conjurer les effets désastreux de cette politique arrogante et aventureuse qui ne pouvait conduire qu’à une catastrophe. Le ministère, comme un navire désemparé et sans capitaine, flottait au gré des passions et des intérêts contraires ; chacun, sentant venir le naufrage, s’occupait à sauver sa position et cherchait sur quel rivage il irait échouer. Shelburne était isolé et ne rencontrait de sympathies d’aucun côté. Le roi ne lui avait pas pardonné son opposition à lord Bute et lui en avait gardé ressentiment ; Grafton et Northington le dénonçaient comme un ennemi secret, et Charles Townshend parlait de lui avec le plus grand mépris.

Patriote vigilant et fier, Shelburne apportait dans ses relations avec l’étranger cette jalousie de la suprématie anglaise et cette énergie dans l’action qui avaient valu à Chatham d’être le ministre populaire que l’opinion avait réclamé plus d’une fois au moment du péril « quand les vagues étaient hautes. » Plein de sympathie pour la France, comme nous le verrons, il n’oubliait pas qu’il avait la mission de défendre l’honneur et la prépondérance de l’Angleterre, que le traité de 1763 avait consacrée aux dépens de la France : il aurait voulu faire adopter dans les conseils de sa patrie une politique hardie qui fît échec aux ambitions des maisons de Bourbon et à leurs désirs secrets de prendre leur revanche. Mais Choiseul était instruit des divisions du ministère et du caractère pusillanime de la faction des Bedford, que la mort de Townshend avait ramenés aux affaires, et, voyant que le lion britannique était endormi par ceux-là même qui devaient l’exciter, il pensa que le moment était opportun pour mettre à exécution un