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Mignet, à ces sources dont les eaux s’accumulent lentement dans les entrailles de la terre pour ne jamais tarir lorsqu’elles en sortent, il amassa ces profondes connaissances qu’il devait répandre si abondamment plus tard. » Pendant la même période, Talleyrand, appelé à se mettre à la tête de sa famille par droit d’aînesse, destiné à la carrière des cadets par une infirmité, livré à lui-même durant son enfance et sa jeunesse, se formait seul en réfléchissant beaucoup et en apprenant à concentrer des sentimens qu’il ne pouvait pas exprimer et répandre. « Il était né, dit M. Mignet, avec des qualités rares ; l’éducation qu’il reçut à Saint-Sulpice et à la Sorbonne en ajouta d’autres à celles qu’il tenait de la nature et dont quelques-unes prirent même une autre direction. Il était intelligent, il devint instruit ; il était hardi, il devint réservé ; il était ardent, il devint contenu ; il était fort, il devint adroit. L’ambition qu’il aurait eue partout et qui, inséparable de ses grandes facultés, n’était en quelque sorte que leur exercice, emprunta aux habitudes de l’église sa lenteur et ses moyens… Contrarié dans ses goûts, il entra dans le monde en mécontent, prêt à y agir en révolutionnaire… Il appartint bientôt à l’école qui avait Voltaire pour maître, les droits de l’esprit pour croyance et les progrès de l’humanité pour dessein[1]. » Comment s’étonner dès lors que Talleyrand ait, à la veille de la révolution, prononcé devant le clergé des quatre bailliages de son diocèse un discours dans lequel, grand seigneur, il aspirait à l’égalité des classes et à la communauté des droits, évêque, il réclamait la liberté dés intelligences.

L’histoire générale s’occupe des personnages seulement quand ils entrent dans l’action. Elle les fait connaître par leurs actes publics et n’a pas mission d’expliquer comment s’est façonné leur caractère, comment ils ont acquis les qualités qui les rendent propres au rôle qu’ils jouent. L’auteur des Notices au contraire a pour devoir de montrer sous quelle influence se sont formés les personnages dont il parle, à quels sentimens leur âme s’est tout d’abord ouverte. Il y a nécessité à éclairer les débuts de la carrière d’une lumière qui souvent rejaillit sur l’existence tout entière et sert à pénétrer dans tous ses recoins. M. Mignet n’y manque jamais. Ce n’est pas qu’il appartienne à cette école contemporaine qui, poussant la curiosité jusqu’à la minutie et, donnant aux choses secondaires une importance qu’elles n’ont pas, aux milieux dans lesquels s’est mû un personnage une influence beaucoup trop grande, a fini, d’exagération en exagération, par expliquer la portée d’une œuvre, non par l’œuvre elle-même, mais par l’examen fait à la loupe des mœurs, de la condition, des habitudes, de la santé de son

  1. Notices et portraits, t. Ier, p, 180-190.