Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parfois l’orateur politique était comme un excitant de plus à son éloquence, et, s’il se souvenait que sa tête répondait de ses paroles, il n’en était que plus hardi dans ses discours. Les Gracques assassinés, Cicéron égorgé, Démosthène réduit au poison et Phocion condamné à la ciguë, Vergniaud et Gensonné périssant sur l’échafaud, tous ces martyrs de la tribune n’ont jamais[1] sacrifié un seul de leurs traits impitoyables au sentiment de leur sécurité. C’est le 2 juin 1793, dans cette fameuse séance où des assassins innombrables et acharnés assiégeaient la convention, se pressant aux portes et aux fenêtres et demandant à grands cris qu’on leur livrât les girondins qu’ils tenaient en joue, c’est alors que ceux-ci ont été le plus hardis dans leurs discours, comme si la mort qu’ils avaient en face les conviait à jeter pour la dernière fois leurs plus véhémentes apostrophes. Quant à l’orateur de la chaire, son domaine est aussi infini que la divinité au nom de laquelle il parle. Interprète de Dieu sur la terre, il rabaisse en son nom la gloire humaine et la réduit à néant. Plus haut a été placé l’homme devant le tombeau duquel parle l’orateur, plus éclatante a été sa renommée, plus encore, dans les paroles du prêtre, Dieu est partout présent, renversant les trônes, déjouant les calculs les plus habiles, domptant tout ce qui lui résiste. Le mot de panégyrique ne devrait en aucun cas désigner ces discours où la louange décernée à l’homme a quelque chose d’ironique et ses grandeurs terrestres sont montrées si éphémères, où tout ce qui compte ici-bas disparaît devant l’image d’une autre vie, où enfin Dieu seul est grand.

Si le sort des nations et les destinées futures de l’homme ont été et sont encore pour l’orateur politique et pour l’orateur de la chaire deux sources intarissables d’éloquence, il en est une autre dans l’hommage librement rendu par l’admiration et la reconnaissance au génie et aux vertus de l’homme. Mais c’est à la condition expresse que l’écrivain, libre dans le choix de ses sujets, absolument indépendant dans la façon de les traiter, aussi incapable de lâches complaisances envers un pouvoir jaloux que de frivoles sacrifices aux goûts et aux modes du temps, ami de la vérité et de la vérité seule, aura ainsi acquis assez d’autorité pour que sa voix soit celle d’une nation tout entière, son jugement l’arrêt de la postérité. Telles sont les Vies de Plutarque, ce grand, cet incomparable résurrecteur de tous ceux qu’il a mis en scène, parce qu’il l’a fait simplement, avec un naturel parfait, sans prétendre à éblouir, sans céder à un enthousiasme excessif ni s’exhaler en

  1. Une seule fois Cicéron, défendant Milon, s’est troublé en apercevant les gens armés que Pompée avait fait placer autour du tribunal.