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tience de la Russie a précipité et déchaîné les événemens, la lutte a éclaté dans toute sa violence, et depuis plus de six mois, en Asie comme en Europe les armées sont aux prises ; elles se sont mesurées dans vingt batailles sanglantes, à Zevin, à Bajazid, à Aladjadagh, à Kars, autour de Plevna, sur le Lom, à Chipka, à Ellena. Cette première et rude campagne a duré assez pour montrer que la Russie avait une intrépide armée au service de son ambition et que la Turquie de son côté gardait une force de vitalité, de résistance, à laquelle on avait presque cessé de croire. La guerre est-elle arrivée à ce point où la paix redevient possible dans l’intérêt des belligérans eux-mêmes et pour le bien de l’Europe ? C’est la question qui se dégage de toute une situation militaire et politique.

Ce qui se passe en Asie n’a plus la même importance, au moins pour le moment. La question est sur les Balkans, dans la Bulgarie inondée de Russes victorieux, et de cette guerre des Balkans ou du Danube l’épisode le plus saisissant, le plus caractéristique, le plus décisif, est à coup sûr cette chute de Plevna par laquelle Osman-Pacha vient de s’illustrer presque autant que par sa défense. Pendant cinq mois, Osman-Pacha a montré ce que peut un chef militaire vigoureux et intelligent, résolu à faire son devoir jusqu’au bout. Enfermé dans des positions qu’il n’avait pas créées sans doute, mais qu’il avait su choisir et fortifier sous les yeux de l’ennemi, il est resté inébranlable tant qu’il a eu une ressource ou l’espoir d’un secours extérieur. Ce n’est qu’à la dernière extrémité qu’il s’est décidé à un effort violent et désespéré sur les lignes des assiégeans. Il avait habilement organisé sa sortie de manière à déjouer les soupçons. Il s’est jeté un matin avec le gros de son armée sur des corps d’élite russes contre lesquels il a soutenu pendant plusieurs heures un combat acharné au-delà du Vid, et peut-être aurait-il fini par échapper, si à l’extrémité opposée des lignes les Russes, prévenus par un espion de son départ et de l’abandon des principales redoutes, ne s’étaient précipités sur Plevna, courant à sa suite. Assailli de tous côtés, Osman-Pacha n’a cédé qu’après avoir tout épuisé, après être tombé lui-même blessé à la tête de ses troupes, et alors il s’est rendu sans conditions, sans plier l’orgueil musulman à une capitulation écrite qu’il aurait fallu signer avec le chef nominal de l’armée de siège, le prince de Roumanie, un vassal révolté du sultan.

Ce qu’il y a d’extraordinaire, ce que la reddition seule a dévoilé, c’est le peu de moyens dont disposait réellement le chef turc. L’armée qu’il a dû livrer n’atteignait pas 30,000 hommes, les officiers qu’il avait avec lui étaient presque tous fort jeunes, quelques-uns adolescens ; son artillerie ne s’élevait pas à 100 bouches à feu. Et c’est avec cela qu’il a organisé la plus formidable défense, qu’il a tenu tête cinq mois durant à une armée puissante et courageuse, à des chefs audacieux, à un ingénieur éminent ! Les Russes se sont honorés eux-mêmes en honorant le