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l’une, ou un mari avec deux cent mille livres de rente, ou le couvent ! — et ne trouvant pas l’homme ni les rentes, elles épousent une grille ; voilà le dernier mot du romantisme contemporain. Quant aux économistes, en est-il un seul capable de confesser à Mlle Louise que, le cœur plein d’elle, il a employé une grande heure à causer avec un nuage ? Les nuages sont terriblement passés de mode, il n’est plus permis de leur adresser des harangues sans avoir l’air de se moquer d’eux et de soi-même. L’esprit romanesque est mort ; on ne s’avise plus de coudre un peu de roman aux sentimens honnêtes. Ne semble-t-il pas que ces lettres de Bastiat aient été écrites il y a cent ans ? Ce Landais s’en tenait au vieux jeu ; mais c’est une question de savoir si, en définitive, le vieux jeu ne valait pas le nouveau.

Chamfort disait : « J’avais deux amis, et je me suis brouillé avec le premier parce qu’il ne m’avait jamais parlé de moi, avec le second parce qu’il ne m’avait jamais parlé de lui. » Bastiat savait entrer dans les affaires des autres, et il savait aussi leur parler de lui ; c’est pour cela qu’il écrivait bien les lettres. Savoir parler de soi sans en fatiguer son prochain est un don rare ; le moi devient facilement odieux ; c’est une vérité que tout le monde ne comprend pas. Bastiat, l’homme de Mugron, n’a jamais appartenu à la clique des penseurs et des politiques qui aspirent à la dignité pontificale. Les pontifes sont des hommes à part, et ils se drapent toujours, même dans le tête-à-tête ; ils ont le geste immense et solennel ; ils sont persuadés qu’à toute heure l’univers a les yeux braqués sur eux, et quand ils causent avec leur valet de chambre, ils causent encore avec l’univers ; ils se flattent de porter à leur front l’auguste lueur de l’idée, et cela est vrai, si on entend par là l’idée prodigieuse qu’ils se font d’eux-mêmes. L’homme de Mugron n’était ni un pontife ni un homme immense ; il ne battait pas le tambour pour attirer la foule dans sa baraque, il n’avait ni baraque ni tambour. Quand il parlait de lui, c’était avec grâce et avec un fin sourire, à quoi on reconnaissait qu’il n’était pas né pour le métier d’augure, car s’il est vrai que du temps de Cicéron les augures souriaient quelquefois, aujourd’hui ils tiennent toujours leur sérieux ; impossible de les démonter. Certes Bastiat n’ignorait pas ce qu’il valait ; mais, par une faveur particulière du ciel et peut-être par la vertu de l’air qu’on respire sur les bords de l’Adour, cet écrivain de grand mérite était exempt de toute fatuité. « Sans doute, comme à André Chénier, comme à tous les auteurs, écrivait-il, il me semble que j’ai quelque chose là ; mais cette bouffée d’orgueil ne dure guère. Que j’envoie à la postérité deux volumes ou un seul, la marche des affaires humaines n’en sera pas changée. » Et il écrivait encore, se sentant déjà gravement malade : « Autrefois j’aimais la solitude ; je savais la peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de violoncelle ; momentanément tous ces vieux amis me délaissent,