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leur mérite ; mais, passé le milieu de mai, qui oserait parler de leur fraîcheur ? Les moineaux francs, les pierrots, font semblant d’y croire ; jamais fauvette, jamais rossignol ne s’y est trompé.

Né près des bords de l’Adour, ce juge de paix, enraciné dans son village, atteignit l’âge de quarante-cinq ans sans avoir vu la capitale. Il eut peine à s’arracher à sa solitude pour se fixer dans « cette Babylone, qui l’attirait, l’effrayait, l’épuisait et devait le tuer en moins de quatre années. » Il y resta toujours provincial, joignant à l’atticisme le plus délié une sorte de bonhomie landaise, plus sujette à l’étonnement qu’à l’admiration. On nous le dépeint nouvellement débarqué des grandes Landes, se présentant pour la première fois rue Boursault, chez M. Horace Say. Sa tournure un peu exotique, son costume pittoresque et bariolé, la coupe de ses vêtemens, où se trahissaient les ciseaux et la fantaisie d’un artiste de Mugron, attiraient les regards. « Sur des mains gantées de filoselle noire se jouaient de longues manchettes blanches ; un col de chemise aux pointes menaçantes renfermait la moitié de son visage ; un petit chapeau, de grands cheveux, tout cet ensemble eût paru burlesque, si la physionomie malicieuse du nouveau venu, son regard lumineux et le charme de sa parole n’avaient fait vite oublier le reste. » L’habitant des Landes n’avait pas prêté un serment d’éternelle fidélité à ses gants de filoselle et aux pointes menaçantes de son col ; mais il garda toujours un goût de terroir, sa saveur native, sa droiture rebelle aux compromis, une certaine raideur d’épaules, une indépendance d’esprit et de caractère qui causait quelque dépit aux ministres du temps et fit dire un jour au Limousin Léon Faucher, avec un superbe haussement d’épaules : — Que peut-il venir de bon des grandes Landes ? — Le Paris officiel, le Paris où tout le monde se ressemble, le Paris des liaisons éphémères et des oublis faciles, le Paris des poignées de main qui promettent tout et des sourires qui n’engagent à rien, fut toujours pour lui une terre étrangère ; il ne pouvait s’accoutumer « aux rapports sociaux purement mondains, à l’indifférence aimable cachée sous les formes banales d’une extrême politesse. » Heureusement il avait ses grandes et ses petites entrées dans deux de ces maisons où l’on s’entend à mettre les esprits à l’aise et les âmes au large ; il en devint l’hôte assidu, il s’y sentait comme chez lui. Là il pouvait aimer ses amis comme on les aime à Mugron, et son premier soin à son réveil était de s’informer des santés qui lui étaient chères : « Madame, permettez-moi de faire demander comment vous vous portez. A Mugron, dès neuf heures du matin, nous savions des nouvelles de tous nos amis. » Vous entendez, dès neuf heures du matin ! Ah ! que les grandes Landes sont loin de Paris !

Bastiat retournait volontiers dans son pays natal ; il était heureux de s’y retrouver, de s’y reposer, de s’y détendre ; il était de ces hommes qui aiment à s’asseoir pour laisser mieux courir leur pensée. Il revoyait