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se faufile en fleuron et en cul-de-lampe: pas le moindre blanc de page qu’elle ne couvre de sujets ou d’attributs. Le livre n’est plus qu’un prétexte à gravures, témoin cet Anglais qui entre chez un libraire, demande un livre, le paie, en détache les estampes et remet gravement au libraire l’exemplaire devenu sans valeur. C’est le temps où Ducios écrit le conte d’Acajou et Zirphile afin d’utiliser des planches de Boucher faites pour un livre de M. de Paulmy qui n’a été tiré qu’à deux exemplaires; c’est le temps où Mme de Pompadour, entre une visite au Parc-aux-Cerfs et une séance au petit conseil des ministres, grave un recueil de pierres antiques; c’est le temps où Dorat et Baculard d’Arnaud se ruinent ou, dit-on, ruinent leur femme et leurs maîtresses, pour faire illustrer leurs livres par Eisen. — Argent bien placé d’ailleurs, puisque les Baisers, qui coûtaient moins de deux écus, se vendent aujourd’hui plus de mille francs ! Un gros volume de près de sept cents pages, publié récemment, et qui n’est qu’un catalogue sommaire des livres à vignettes du XVIIIe siècle, prouve que Cazotte n’exagérait rien quand il parlait, dans sa préface du Diable amoureux, « de la nécessité indispensable que tout le monde connaît d’orner de gravures tous les ouvrages qu’on a l’honneur d’offrir au public. »

Malgré l’ironie de Cazotte, malgré cette jolie épigramme, colportée de salon en salon : « les mauvais poètes se sauvent de planche en planche, » malgré les critiques dont on accable les vignettistes, la mode de l’illustration ne passe pas. Gravelot mort, Eisen chassé de France par ses dettes, Cochin ayant abandonné l’art léger pour l’académie, de nouveaux venus recueillent leur héritage et continuent leur œuvre. Moreau le jeune illustre Voltaire, Regnard, Molière; Duplessis Bertaux illustre la Pucelle et les Contes en vers; Monnet illustre les romans de Voltaire; Quevedo et Lefebvre illustrent Florian, Fénelon et l’abbé Prévost; Marillier illustre la Bible et le Cabinet des fées. La révolution ne conserve guère de l’ancien régime que le goût de l’illustration. Quand se dressent les échafauds de 93, on publie la Galatée de Florian avec de superbes figures en couleurs, et quand la république meurt au 18 brumaire, on édite les Élégies de Tibulle, traduites par Mirabeau et ornées de gravures de Borel.

Toutefois le déclin de l’illustration s’accuse dans la manière des dessinateurs comme dans le faire des graveurs. Le vague sentiment de l’antique, l’aspiration à un style moins chiffonné, qui, dès le commencement du règne de Louis XVI, s’étaient traduits en architecture et en ornementation par le retour à la ligne droite, s’étaient fait sentir aussi dans l’illustration. Chez Moreau, par exemple, le contour est plus ferme et plus serré, la silhouette plus élégante, la forme plus pure, le crayon moins lâché que chez Eisen. Sous l’influence de David, cette réaction dépasse le but. Dans leurs grandes compositions pour le Racine et le